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Un manifestant brandit une chaussure, signe de non respect, durant le discours de Moubarak
Quand les dictateurs comprendront-ils qu'il ne faut pas prendre leur peuple pour des abrutis?
Il n'y a pas si longtemps, un de mes proches camarades dînait avec une personne sur laquelle je ne m'étendrais pas, sinon en vous disant que son père est depuis longtemps le souverain absolu d'un État arabo-musulman. «Dites-moi, demanda ce rejeton à mon ami, est-il vrai qu'il y a aujourd'hui des élections libres en Albanie?» Mon ami put confirmer la (relative) vérité de cette assertion, en ajoutant qu'il avait assisté, en tant qu'observateur international, au scrutin albanais, et qu'il pouvait dès lors attester d'un certain degré de transparence et d'équité. Sa remarque eut un effet galvanisant. «Dans ce cas, s'exclama l'héritier putatif, tapant du poing sur la table, que sommes-nous alors? Sommes-nous des paysans? Des enfants?» La morosité n'a fait que s'obscurcir, visiblement, à l'idée d'arabes devenus la risée du monde -lanterne rouge derrière l'Albanie!-, et s'est emparée de la conversation.
Toujours les mêmes erreurs
Qui aurait pu prédire qu'une telle comparaison catalyse autant l'esprit de ce nerveux dauphin? Les griefs, dans le monde arabe, s'originent dans des sources si multifactorielles, que la révolte -ou les révoltes-, aurait pu être déclenchée par n'importe lequel d'innombrables prétextes. Ce qui devrait nous mettre en garde contre la sélection trop rapide d'un motif ouvertement trop crucial. La pauvreté et le chômage? Tellement omniprésents qu'ils pourraient expliquer n'importe quelle rébellion, à n'importe quel moment -et quoiqu'il en soit, les Tunisiens profitent d'une richesse, par habitant, parmi les plus élevées de l'Afrique du Nord. La dictature et la répression? Là aussi, elles sont partout, et jusqu'ici les despotismes les plus ostensiblement autoritaires -la Syrie et l'Arabie saoudite, par exemple- ont été épargnés par la menace insurrectionnelle. (Que mes mots se périment le plus rapidement possible.)
Je pense que le facteur de l'indignité et de la honte, telles qu'elles se manifestent dans l'anecdote ci-dessus, incarne une première explication plus satisfaisante. Et l'une des choses les plus rassurantes et réjouissantes des dictatures, c'est la façon avec laquelle elles peinent constamment à comprendre cet élément de l'équation. Comme il est gratifiant de voir tous ces régimes faire toujours les mêmes erreurs. Apparemment, aucun n'a jamais su maîtriser quelques techniques de survie simples: ne laissez pas toute la famille du chef suprême se payer de faramineuses sorties shopping; ne pourrissez pas un quelconque premier-né, comme si le peuple, aussi, n'en pouvait plus d'attendre de l'acclamer sous un balcon; n'affichez pas votre portrait partout; ne prétendez pas que plus de, disons, 75% des votes d'une «élection» que vous avez bricolée vous sont favorables. Et n'essayez pas de bloquer les médias sociaux: cela fera immédiatement dire au plus nonchalant de vos citoyens que vous êtes sur le point de perdre vos moyens, si ce n'est déjà fait.
On n'aime pas être pris pour des idiots
Les gens n'aiment pas qu'on les prenne pour des idiots, ou des enfants attardés, ou les figurants d'une quelconque parade. Il existe une résistance naturelle et innée à une telle mise sous tutelle, pour la simple et bonne raison que les adolescents veulent être vus comme des adultes, et que les parents ne supportent pas d'être humiliés devant leurs enfants. L'une des meilleures observations de Francis Fukuyama, qu'il tirait de son étude de Hegel et de Nietzsche, était que l'histoire montrait que les peuples étaient tout aussi prêts à se battre pour l'honneur et la reconnaissance, qu'ils ne l'étaient pour des concepts moins abstraits tels la nourriture et le territoire.
Tôt ou tard, les limites sont dépassées et les peuples n'en peuvent plus. Nicolae Ceausescu signa son propre arrêt de mort le jour de décembre 1989 où il décida de convoquer le peuple de Bucarest pour un énième rassemblement obligatoire, où ils auraient dû encore attendre, hurlant leur ennui intérieur, et frapper des mains en rythme pendant qu'il parlait aussi longtemps qu'il en avait envie. Je me rappelle avoir pensé, lors des «élections» égyptiennes de l'automne dernier, que le Président Hosni Moubarak aurait été mieux respecté s'il les avait purement et simplement annulées, plutôt qu'à prétendre les organiser de la façon si insultante qui fut la sienne. Quelque chose de similaire s'applique à la rébellion «verte» qui suivit le dernier plébiscite du président Mahmoud Ahmadinejad. Tout le monde savait que les choses étaient «jouées d'avance», mais cette fois-ci, les Mollahs n'ont même pas pris la peine d'insinuer qu'il en allait autrement. Il est possible que les peuples oublient une brutalité sourde plus rapidement qu'un mépris sans fard.
Trop bornés pour comprendre
C'est en défiant le régime de Moubarak précisément ainsi, que le meilleur des dissidents de la «société civile» égyptienne, Saad Eddine Ibrahim, produisit l'extraordinaire effet qu'on lui connaît. S'il prétendait organiser des élections, alors Ibrahim et ses collègues chercheurs affirmèrent pouvoir conduire des sondages indépendants auprès des électeurs, et en publier les résultats. On peut difficilement imaginer une forme plus modérée de résistance, et pourtant, vu la stupidité et la brutalité crasses des autorités, elle eu des conséquences quasiment sismiques. Des procès retentissants contre de modérés sondeurs d'opinion et des universitaires membres de groupes de réflexion; de sombres accusations d'espionnage à la solde de l'étranger, sous couvert de pratiquer la sociologie politique: l'écrasant appareil d'État égyptien se fit tout seul passer pour rabat-joie et usurpateur, et démontra à son peuple comment il était réduit en servitude par des idiots. Encore une fois, la sensibilité à l'insulte est très profonde, et les petites frappes de Moubarak étaient trop bornées pour comprendre leurs propres erreurs.
Saad Eddine Ibrahim est l'un des rares intellectuels arabes à avoir soutenu la déchéance de Saddam Hussein, et à croire qu'elle pouvait contribuer à une renaissance démocratique de la région. Le débat durera encore longtemps, et ne peut être tranché trop sommairement, dans un sens ou dans l'autre, en partie parce que la libération de l'Irak ne peut être décrite comme relevant de l'action des Irakiens, et souligne, ainsi, la même problématique de dépendance. Après 2003, la vague démocratique fut brève, et en quelque sorte superficielle, et bénéficia indirectement autant au Hamas et au Hezbollah, qu'aux Kurdes, aux Chiites, et au mouvement démocrate libanais. Mais l'école américaine du changement de régime peut prétendre y être un peu pour quelque chose.
Nous avons montré combien les attraits supposés de la «stabilité» autoritaire étaient en fait illusoires, puisque rien n'est plus volatile et dangereux qu'une dictature sans méthode auto-critique qui lui permet d'apprendre de ses erreurs. Des manifestations antérieures de «puissance populaire», en Asie au début des années 1980, et en Europe de l'Est en 1989, tout comme lors du rejet général du joug militaire en Amérique latine, et la libération pacifique de l'Afrique du Sud, ont définitivement prouvé l'argument. Elles ont aussi laissé les régions arabes, en conséquence, plutôt visibles et à la traîne. Sur le long terme, la sensation d'être relégué à l'enfance et à l'immaturité a eu un effet salutaire qui, espérons-le, surpassera les tentations -d'une culture juvénile d'auto-apitoiement et de victimisation, ajoutée à la consolation tout aussi mensongère de la théocratie- qui émergeront forcément, maintenant que l'époque de l'adolescence forcée est terminée.
Christopher Hitchens
Il n'y a pas si longtemps, un de mes proches camarades dînait avec une personne sur laquelle je ne m'étendrais pas, sinon en vous disant que son père est depuis longtemps le souverain absolu d'un État arabo-musulman. «Dites-moi, demanda ce rejeton à mon ami, est-il vrai qu'il y a aujourd'hui des élections libres en Albanie?» Mon ami put confirmer la (relative) vérité de cette assertion, en ajoutant qu'il avait assisté, en tant qu'observateur international, au scrutin albanais, et qu'il pouvait dès lors attester d'un certain degré de transparence et d'équité. Sa remarque eut un effet galvanisant. «Dans ce cas, s'exclama l'héritier putatif, tapant du poing sur la table, que sommes-nous alors? Sommes-nous des paysans? Des enfants?» La morosité n'a fait que s'obscurcir, visiblement, à l'idée d'arabes devenus la risée du monde -lanterne rouge derrière l'Albanie!-, et s'est emparée de la conversation.
Toujours les mêmes erreurs
Qui aurait pu prédire qu'une telle comparaison catalyse autant l'esprit de ce nerveux dauphin? Les griefs, dans le monde arabe, s'originent dans des sources si multifactorielles, que la révolte -ou les révoltes-, aurait pu être déclenchée par n'importe lequel d'innombrables prétextes. Ce qui devrait nous mettre en garde contre la sélection trop rapide d'un motif ouvertement trop crucial. La pauvreté et le chômage? Tellement omniprésents qu'ils pourraient expliquer n'importe quelle rébellion, à n'importe quel moment -et quoiqu'il en soit, les Tunisiens profitent d'une richesse, par habitant, parmi les plus élevées de l'Afrique du Nord. La dictature et la répression? Là aussi, elles sont partout, et jusqu'ici les despotismes les plus ostensiblement autoritaires -la Syrie et l'Arabie saoudite, par exemple- ont été épargnés par la menace insurrectionnelle. (Que mes mots se périment le plus rapidement possible.)
Je pense que le facteur de l'indignité et de la honte, telles qu'elles se manifestent dans l'anecdote ci-dessus, incarne une première explication plus satisfaisante. Et l'une des choses les plus rassurantes et réjouissantes des dictatures, c'est la façon avec laquelle elles peinent constamment à comprendre cet élément de l'équation. Comme il est gratifiant de voir tous ces régimes faire toujours les mêmes erreurs. Apparemment, aucun n'a jamais su maîtriser quelques techniques de survie simples: ne laissez pas toute la famille du chef suprême se payer de faramineuses sorties shopping; ne pourrissez pas un quelconque premier-né, comme si le peuple, aussi, n'en pouvait plus d'attendre de l'acclamer sous un balcon; n'affichez pas votre portrait partout; ne prétendez pas que plus de, disons, 75% des votes d'une «élection» que vous avez bricolée vous sont favorables. Et n'essayez pas de bloquer les médias sociaux: cela fera immédiatement dire au plus nonchalant de vos citoyens que vous êtes sur le point de perdre vos moyens, si ce n'est déjà fait.
On n'aime pas être pris pour des idiots
Les gens n'aiment pas qu'on les prenne pour des idiots, ou des enfants attardés, ou les figurants d'une quelconque parade. Il existe une résistance naturelle et innée à une telle mise sous tutelle, pour la simple et bonne raison que les adolescents veulent être vus comme des adultes, et que les parents ne supportent pas d'être humiliés devant leurs enfants. L'une des meilleures observations de Francis Fukuyama, qu'il tirait de son étude de Hegel et de Nietzsche, était que l'histoire montrait que les peuples étaient tout aussi prêts à se battre pour l'honneur et la reconnaissance, qu'ils ne l'étaient pour des concepts moins abstraits tels la nourriture et le territoire.
Tôt ou tard, les limites sont dépassées et les peuples n'en peuvent plus. Nicolae Ceausescu signa son propre arrêt de mort le jour de décembre 1989 où il décida de convoquer le peuple de Bucarest pour un énième rassemblement obligatoire, où ils auraient dû encore attendre, hurlant leur ennui intérieur, et frapper des mains en rythme pendant qu'il parlait aussi longtemps qu'il en avait envie. Je me rappelle avoir pensé, lors des «élections» égyptiennes de l'automne dernier, que le Président Hosni Moubarak aurait été mieux respecté s'il les avait purement et simplement annulées, plutôt qu'à prétendre les organiser de la façon si insultante qui fut la sienne. Quelque chose de similaire s'applique à la rébellion «verte» qui suivit le dernier plébiscite du président Mahmoud Ahmadinejad. Tout le monde savait que les choses étaient «jouées d'avance», mais cette fois-ci, les Mollahs n'ont même pas pris la peine d'insinuer qu'il en allait autrement. Il est possible que les peuples oublient une brutalité sourde plus rapidement qu'un mépris sans fard.
Trop bornés pour comprendre
C'est en défiant le régime de Moubarak précisément ainsi, que le meilleur des dissidents de la «société civile» égyptienne, Saad Eddine Ibrahim, produisit l'extraordinaire effet qu'on lui connaît. S'il prétendait organiser des élections, alors Ibrahim et ses collègues chercheurs affirmèrent pouvoir conduire des sondages indépendants auprès des électeurs, et en publier les résultats. On peut difficilement imaginer une forme plus modérée de résistance, et pourtant, vu la stupidité et la brutalité crasses des autorités, elle eu des conséquences quasiment sismiques. Des procès retentissants contre de modérés sondeurs d'opinion et des universitaires membres de groupes de réflexion; de sombres accusations d'espionnage à la solde de l'étranger, sous couvert de pratiquer la sociologie politique: l'écrasant appareil d'État égyptien se fit tout seul passer pour rabat-joie et usurpateur, et démontra à son peuple comment il était réduit en servitude par des idiots. Encore une fois, la sensibilité à l'insulte est très profonde, et les petites frappes de Moubarak étaient trop bornées pour comprendre leurs propres erreurs.
Saad Eddine Ibrahim est l'un des rares intellectuels arabes à avoir soutenu la déchéance de Saddam Hussein, et à croire qu'elle pouvait contribuer à une renaissance démocratique de la région. Le débat durera encore longtemps, et ne peut être tranché trop sommairement, dans un sens ou dans l'autre, en partie parce que la libération de l'Irak ne peut être décrite comme relevant de l'action des Irakiens, et souligne, ainsi, la même problématique de dépendance. Après 2003, la vague démocratique fut brève, et en quelque sorte superficielle, et bénéficia indirectement autant au Hamas et au Hezbollah, qu'aux Kurdes, aux Chiites, et au mouvement démocrate libanais. Mais l'école américaine du changement de régime peut prétendre y être un peu pour quelque chose.
Nous avons montré combien les attraits supposés de la «stabilité» autoritaire étaient en fait illusoires, puisque rien n'est plus volatile et dangereux qu'une dictature sans méthode auto-critique qui lui permet d'apprendre de ses erreurs. Des manifestations antérieures de «puissance populaire», en Asie au début des années 1980, et en Europe de l'Est en 1989, tout comme lors du rejet général du joug militaire en Amérique latine, et la libération pacifique de l'Afrique du Sud, ont définitivement prouvé l'argument. Elles ont aussi laissé les régions arabes, en conséquence, plutôt visibles et à la traîne. Sur le long terme, la sensation d'être relégué à l'enfance et à l'immaturité a eu un effet salutaire qui, espérons-le, surpassera les tentations -d'une culture juvénile d'auto-apitoiement et de victimisation, ajoutée à la consolation tout aussi mensongère de la théocratie- qui émergeront forcément, maintenant que l'époque de l'adolescence forcée est terminée.
Christopher Hitchens