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Si l’armée secrète n’a rien à cacher, elle doit donc accepter de révéler l’identité de ses membres, raisonnait la presse belge tandis que les sénateurs faisaient face à des obstructions constantes. Cependant les deux chefs du Gladio au sein de l’exécutif belge, M. Raes, le tout-puissant directeur de la Sûreté de l’État de 1977 à 1990 et du fait même responsable de la STC/Mob, et le lieutenant-colonel Bernard Legrand, le patron des services secrets militaires et donc du SDRA 8, refusèrent purement et simplement et à plusieurs reprises de fournir la liste de leurs agents. Le refus catégorique de l’exécutif de répondre aux questions du législateur et de la Justice souleva une vague de protestation dans la démocratie belge. Raes et Legrand n’avaient aucun droit légal de refuser de coopérer puisque leurs supérieurs hiérarchiques respectifs, le ministre de la Justice Wathelet et le ministre de la Défense Coëme avaient explicitement ordonné à leurs subordonnés de collaborer à l’enquête sur le réseau stay-behind et de fournir la liste de leurs effectifs. Mais ils ne furent pas obéis.

L’affaire des tueries du Brabant étant l’un des épisodes les plus sensibles de l’histoire de la guerre secrète en Belgique, la commission sénatoriale était convenue avec les ministres de la Défense et de la Justice que les noms des individus ayant fait ou faisant partie du réseau stay-behind ne seraient communiqués qu’aux trois magistrats en charge du dossier, qui à leur tour en garantiraient la confidentialité. Les trois juges s’engageaient à ne divulguer que l’identité des personnes éventuellement impliquées dans les exactions commises au cours des années 1980. [74] Ainsi, la discrétion était assurée à moins que ne soit établie l’implication de soldats stay-behind dans les tueries du Brabant. La proposition semblait honnête. Toutefois, Raes et Legrand persistèrent, ils ne donneraient jamais aucun nom. On tenta ensuite de trouver un compromis : à défaut des noms, que les juges puissent au moins disposer des dates de naissance des membres du réseau afin qu’ils puissent les comparer avec celles des individus suspectés dans l’affaire des tueries du Brabant. Mais ils essuyèrent un nouveau refus.

« Quoi qu’en dise le ministre, il subsiste de très bons motifs de ne pas révéler l’identité des soldats clandestins. Pour différentes raisons, sociales et familiales notamment, les clandestins comptent sur la promesse qui leur a été faite », expliqua le commandant Legrand. « Je resterai inflexible. Je ne donnerai pas le nom des combattants clandestins, à moins que l’on puisse fournir des preuves », insista-t-il en sachant pertinemment que, sans les noms aucune preuve ne pourrait être établie. « C’est une organisation honorable. Je ne comprends pas pourquoi on fait si grand cas de cette affaire », se plaignit-il. « Quand je lis les journaux, j’ai du mal à croire que l’on puisse prêter autant d’intérêt à des questions de ce genre alors qu’il y a tant de problèmes plus importants. » [75] Les sénateurs et les magistrats s’obstinèrent encore pendant trois mois. La situation tournait au bras de fer. Mais au bout du compte, c’est Raes et Legrand qui remportèrent la partie. Les noms ne furent pas révélés et le 28 mars 1991 Le Soir, le principal quotidien belge fit paraître de manière codée le message suivant : « “Donnez-nous les noms !” “Jamais !” répondent les “Gladiateurs”. L’heure du choc a sonné. Ici Bruxelles. Chers amis de l’Opération Stay-Behind, la Section 8 vous assure de sa très haute estime et vous remercie de votre dévouement à votre pays. Ils garantissent qu’il s’agit de pressions et de menaces en l’air et que les engagements seront honorés. Adolphe va bien ! » [76]

La commission d’enquête sur Gladio était humiliée. Les sénateurs purent seulement établir que l’article paru dans Le Soir avait été imprimé sur ordre de Legrand et que cela pouvait être « considéré comme une forme de résistance collective aux tentatives de la Commission d’obtenir les noms ». [77] La phrase « Adolphe va bien ! » servait à indiquer que le message émanait réellement des plus hautes autorités du réseau stay-behind. L’affaire contraignit Raes et Legrand à la démission et mit définitivement un terme à leur carrière dans l’administration belge. Le 23 novembre 1990, le gouvernement décida de démanteler son armée secrète et de mettre un point final à toute collaboration avec des organisations analogues à l’étranger. Le plus dur à admettre pour les sénateurs belges, c’est que la CIA et le MI6 qui, en leur qualité de commandants des réseaux stay-behind européens, étaient également en possession des registres contenant l’identité des Gladiateurs belges, refusèrent aussi de collaborer et ce, en dépit des lourds soupçons qui pesaient dans l’affaire des tueries du Brabant. La commission établit que « les noms des agents étaient contenus dans des enveloppes scellées, conservées dans des casiers à Washington et Londres par leurs services secrets respectifs ». [78]

Alors que la presse belge concluait que les services de renseignement britanniques et états-uniens étaient responsables du mystère qui continuait d’entourer les tueries du Brabant, le ministère de la Justice demanda en 1996 aux professeurs Fijnaut et Verstraeten de l’université de Louvain d’enquêter sur les raisons expliquant que le secret n’ait pu être levé en Belgique. Cependant, les universitaires renoncèrent après seulement deux mois d’enquête, invoquant un sérieux manque de coopération de la part des institutions gouvernementales qui les auraient empêchés de poursuivre leur travail. [79] Sur quoi fut nommée une nouvelle commission parlementaire chargée de découvrir pourquoi la démocratie belge était incapable d’établir la vérité sur les tueries du Brabant. En octobre 1997, celle-ci remit un rapport accablant de 90 pages. Égrenant une suite d’exemples d’incompétence avérée observés au cours des investigations menées immédiatement après les attentats dans les années 1980, le rapport accusait la police belge d’avoir conduit une enquête désorganisée et inefficace au cours de laquelle certains documents avaient été perdus ou détruits, certaines pistes négligées et certaines informations non communiquées aux autres services collaborant à l’enquête. [80]

Le chercheur Allan Francovich apporta un éclairage nouveau sur les tueries du Brabant en suivant la thèse d’une collaboration entre certaines cellules de l’armée secrète belge et l’organisation d’extrême droite Westland New Post (WNP). Déjà en 1988, le journaliste d’investigation John Palmer avait souligné que certains indices dans l’affaire des tueries du Brabant désignaient « clairement l’extrême droite, et notamment un groupuscule néo-nazi baptisé Westland New Post ». [81] En 1974 avait été fondé en Belgique le très à droite Front de la Jeunesse (FJ). Cinq ans plus tard, le FJ s’était doté d’un bras armé : le WNP. « Né en 1974, le Front de la Jeunesse a existé jusque dans les années 1980. Il se situait tantôt dans le militantisme politique tantôt dans l’activisme », expliquait son chef Francis Dossogne dans le documentaire de Francovich. L’homme confirmait qu’il s’agissait bien d’un groupe « d’extrême droite » tout en ajoutant que c’était « essentiellement un mouvement de jeunes et de militants ». [82] Dossogne admettait également que le FJ avait régulièrement eu recours à la violence : « Le Front de la Jeunesse menait des actions de subversion. Il remettait beaucoup de choses en question, tout ce qui était bien établi. Le Front était tellement subversif qu’ils ont voulu le dissoudre. » Effectuant leurs entraînements paramilitaires de plus en plus ouvertement, les membres du FJ firent rapidement l’objet de critiques. « Le Front a été condamné à cause de ses camps. En fait, on ne faisait rien de plus que les scouts. Certaines compagnies vont beaucoup plus loin dans leurs entraînements intensifs. » [83]

Dossogne fit une révélation particulièrement intéressante au cours de cet entretien : il avoua que les membres du FJ avaient fondé une branche d’activistes composée presque exclusivement de membres de la gendarmerie belge. Sous le nom de SDRA 6, la gendarmerie était elle aussi affiliée aux services secrets militaires SGR, lequel dirigeait également le réseau stay-behind, ou SDRA 8. Cette nouvelle branche du Front fut tout d’abord baptisée « G » pour gendarmerie avant de devenir le WNP. « Le Groupe G était une section du Front de la Jeunesse au sein de la gendarmerie. En tant que gendarmes, ils ne voulaient pas se mélanger aux autres et risquer d’être impliqués lors de manifestations, etc... », expliqua Dossogne. Le Gendarme Martial Lekeu joua un rôle déterminant au sein du Groupe G puis plus tard au WNP. « Lekeu faisait partie du Groupe G, il en a été l’un des premiers membres », rappela Dossogne face à la caméra. « Il était si impliqué dans le groupe qu’il a par la suite informé le commandant en chef de la gendarmerie de son existence. » [84]

Lekeu servit dans la gendarmerie belge entre 1972 et 1984, après quoi il quitta le pays pour la Floride. Dans le documentaire consacré au Gladio, il faisait état dans un anglais approximatif de l’implication de certains éléments des services secrets militaires et de l’appareil sécuritaire belges dans les tueries du Brabant : « Mon nom est Martial Lekeu, je faisais partie de la gendarmerie belge. J’ai quitté la Belgique en août 1984 après que mes enfants aient reçu des menaces de morts sérieuses. Au début du mois de décembre 1983, je me suis rendu personnellement à la BSR [Brigade Spéciale des Recherches, une branche de la gendarmerie] de Wavre qui enquêtait sur les tueries [du Brabant]. » Lekeu avait découvert que les attaques impliquaient certains groupes au sein même de l’appareil sécuritaire. « Je m’étonnais qu’il n’y ait pas eu d’arrestation et je sais que j’ai moi-même signalé ce qui se passait – on ne traitait pas à la légère des tueries de ce genre – commettre des meurtres au hasard ou aller dans un supermarché pour y tuer des gens, et même des enfants. Je crois qu’ils ont tué une trentaine de personnes. J’ai donc dit à un homme [de la BSR] que j’ai rencontré : “Est-ce que vous réalisez que des membres de la gendarmerie et de l’armée sont mêlés à tout ça ?” Sa réponse a été : “Taisez-vous ! Vous êtes au courant, on est au courant. Occupez-vous de vos affaires. Et maintenant allez vous-en !” Ils disaient que la démocratie foutait le camp, que la gauche était au pouvoir, les socialistes et tout ça et qu’ils voulaient encore plus de pouvoir. » [85]

Un rapport d’enquête parlementaire belge sur les tueries du Brabant publié en 1990, quelques mois seulement avant que ne soit révélée l’existence de l’armée secrète belge vint confirmer cette version. « Selon ce rapport, les meurtriers étaient ou avaient été membres des forces de sécurité – des militants d’extrême droite adeptes des politiques sécuritaires qui préparaient un coup d’État. » « On pense à présent », put-on lire dans la presse britannique suite à la publication du rapport, « que les tueries du Brabant faisaient partie d’une vaste conspiration visant à déstabiliser le régime démocratique belge, peut-être pour préparer le terrain en vue d’un coup d’État de l’extrême droite ». [86] « La politique terroriste a été suivie par des paramilitaires et des gens appartenant à l’appareil sécuritaire ou liés à l’appareil d’État par une collaboration ou une certaine proximité », observa le terroriste Vincenzo Vinciguerra, résumant ainsi l’aspect le plus délicat de l’histoire des armées stay-behind. Dans toute l’Europe occidentale, des organisations d’extrême droite « étaient mobilisées pour le combat dans le cadre d’une stratégie anticommuniste émanant, non pas de groupuscules gravitant dans les sphères du pouvoir mais bel et bien du pouvoir lui-même, et s’inscrivant notamment dans le cadre des relations de l’État avec l’Alliance Atlantique ». [87] Suivant cette piste, député Hugo Van Dienderen du parti Agalev tenta d’en savoir plus sur les opérations clandestines menées en Belgique en contactant l’OTAN. Deux ans avant que n’éclate l’affaire Gladio, il demanda par écrit à l’Alliance si celle-ci disposait d’une « Commission de Sécurité » secrète. L’OTAN lui demanda d’abord pourquoi il posait une telle question puis refusa de lui transmettre des informations spécifiques sur ce sujet. [88]

Les soupçons quant à une protection spéciale de l’OTAN dont aurait bénéficié le WNP grandirent lorsque, en octobre 1990, sept membres de l’organisation d’extrême droite accusés d’avoir volé des centaines de documents appartenant à l’OTAN et à l’armée belge au début des années 1980 furent mystérieusement relaxés par la plus haute cour martiale de Belgique et ce, en dépit du fait que les documents en question aient été retrouvés dans les bureaux du WNP et que les membres de l’organisation aient confirmé que ceux-ci leur appartenaient bien. Dans le même temps, les accusés nièrent catégoriquement avoir volé les documents. « On a seulement obéi aux autorités ! », se défendit l’activiste du WNP Michel Libert, qui souligna qu’en s’emparant des dossiers, il avait agi par patriotisme et avec l’autorisation de ses supérieurs de l’OTAN. Son collègue Frédéric Saucez protesta : « Si j’ai volé des télex de l’OTAN, c’était sur ordre de la Sûreté de l’État ». L’État, comme l’avait annoncé à juste titre Vinciguerra, s’avéra incapable de sanctionner ses propres fautes. Dans un premier temps, le procès traîna en longueur, les accusés multipliant les pourvois en appel auprès des juridictions supérieures jusqu’à ce que, en octobre 1990, la plus haute instance juridique militaire, le Conseil de Guerre, décide que les faits s’étaient produits depuis trop longtemps pour qu’une sentence puisse être prononcée contre les 7 prévenus. La Cour ajouta que la gravité du crime était atténuée par le fait qu’il avait été perpétré aux temps où la guerre froide était « plus qu’une simple expression ». Les 7 membres du WNP furent sommés de rendre les documents volés au ministère de la Justice et quittèrent le tribunal, libres. [89]

L’un des prévenus, le militant d’extrême droite Michel Libert, membre du WNP de 1978 jusqu’aux années 1980, confirma par la suite dans un documentaire consacré au Gladio, qu’il avait bénéficié de la protection de hauts gradés lors de ces opérations. « Les membres les plus aptes », expliquait-il fièrement devant la caméra, « peuvent constituer une branche d’action ». Le chef du WNP Paul Latinus avait donné des instructions pour des opérations clandestines. « Chaque fois qu’une opération devait être exécutée, c’est à Latinus qu’on confiait le boulot. Pour nous permettre de les mener à bien, il lui fallait un soutien en cas de problème. » Il était indispensable d’être protégé en haut lieu. « Vous ne pouviez pas envoyer des jeunes recrues sur le terrain. Ils se seraient retrouvés en moins de deux avec une balle entre les deux yeux. Il y avait toujours des risques. Ils pouvaient être arrêtés par la police locale au premier contrôle d’identité. La police débarque toujours comme un cheveu sur la soupe. On ne peut pas dire : “On est là pour telle ou telle mission.” “Et vous faites quoi ?” “On ne peut rien dire.” Et alors clic, les menottes et tout est fini. » [90]

Libert entendait-il confirmer que le WNP et les forces de l’ordre belges avaient été impliquées dans les tueries du Brabant ? Celles-ci constituaient-elles l’une de leurs « missions » ? interrogea Allan Francovich, le réalisateur du documentaire. « On recevait des ordres. On peut remonter à, disons, 1982. De 1982 à 1985 », répondit Libert en faisant référence à la période où se déroulèrent les attaques. « Il y avait des projets. » Des projets particulièrement secrets, reconnut-il. D’après son propre témoignage, il s’était entendu dire : « Vous, M. Libert, ne savez rien des raisons qui nous poussent à faire cela. Rien du tout. Tout ce que nous demandons c’est que votre groupe, avec le soutien de la gendarmerie et de la Sûreté, effectue un travail. La cible : les supermarchés. Où sont-ils situés ? De quel genre de systèmes de sécurité sont-ils équipés ? Quel type de protection est susceptible d’interférer dans nos opérations ? Est-ce le gérant lui-même qui ferme à clef les accès ? Ou bien font-ils appel à une entreprise de gardiennage ? » L’opération était top secrète et Libert suivit les instructions à la lettre : « Nous avons exécuté les ordres et envoyé nos rapports : Horaires d’ouverture et de fermeture. Toutes les informations que vous pouvez demander sur un supermarché. Dans quel but ? Ce n’était qu’une mission parmi des centaines d’autres. Quelque chose qui devait être fait. Mais l’utilisation qui en serait faite, c’est là la grande question. » [91]

« Si le but était de semer la terreur », observa Davison, un journaliste, « les tueurs ont choisi les cibles parfaites : des femmes, des enfants et des personnes âgées abattues d’une balle alors qu’ils promènent leur chariot dans les allées du supermarché du coin ». [92] Dans la chaîne de commandement, l’extrémiste Michel Libert était le dernier maillon. Il recevait ses ordres du commandant du WNP Paul Latinus. « Il est clair que Latinus est l’une des pièces les plus intéressantes de ce puzzle si l’on cherche à percer les mystères politico-juridiques des années 1980 », écrivit un journaliste du magazine belge Avancées qui avait compilé une véritable somme sur les années de terreur en Belgique. Il était, concluait ce journaliste, le lien « entre l’extrême droite, la droite classique et les services secrets belges et étrangers ». [93]

Paul Latinus comptait parmi les terroristes d’extrême droite les plus notoires d’Europe. D’après son propre témoignage, il était, entre autres, payé par les services secrets du Pentagone, la DIA (Defence Intelligence Agency). Cet homme qui fut ingénieur en sciences nucléaires et informateur de la Sûreté Belge, avait été recruté par la DIA en 1967, à l’âge de 17 ans. Il avait ensuite été formé par l’OTAN. Le journaliste belge René Haquin, qui lui a consacré un ouvrage, rappelle que « lors d’une enquête judiciaire dans laquelle il était impliqué, Latinus mentionna le nom d’une agence étrangère : la DIA, l’équivalent militaire de la CIA ». [94] Dans les années 1970, il devint membre du BROC, le club des officiers de réserve du Brabant, une organisation militaire conservatrice fondée en 1975 et obsédée par le « péril rouge ». En 1978, Latinus rejoignit le Front de la Jeunesse au sein duquel il créa un département des opérations spéciales, le WNP. Jouissant d’un excellent réseau de contacts, il poursuivit dans le même temps une carrière au gouvernement où il fut l’assistant du conseiller du ministre du Travail et siégea dans plusieurs commissions. Lorsqu’en janvier 1991, le magazine de gauche Pour révéla le parcours de militant d’extrême droite de Latinus, celui-ci dut se démettre de ses fonctions officielles et rejoignit le Chili de Pinochet. Mais au bout de deux mois d’exil à peine, il fit jouer ses relations et revint en Belgique au moment précis où débutaient les tueries du Brabant. Il reprit le commandement du WNP et, entre autres activités, collabora avec la Sûreté de l’État dans la lutte anticommuniste en fournissant au ministère de la Justice des informations sur des personnalités de la gauche belge. [95]

« Latinus avait rejoint le Front de la Jeunesse avec une mission précise », rappelle Jean-Claude Garot, rédacteur en chef du magazine Pour : « enseigner aux membres de l’organisation à mener des attaques violentes, des attaques contre des cafés tenus par des immigrants arabes, à organiser des camps d’entraînement militaires et à effectuer des missions de surveillance ». [96] En enquêtant sur l’extrême droite belge, Garot avait suivi la trace de Latinus jusqu’aux camps d’entraînement aux opérations spéciales du WNP. « Parmi les membres des groupes paramilitaires qu’ils formaient et entraînaient pour leurs interventions figuraient des éléments de l’extrême droite, d’anciens commandos parachutistes, d’anciens militaires (gendarmes), et des militants de droite », c’est ce que découvrit le journaliste bien avant que ne soit révélée l’existence des armées secrète en 1990. « Ce genre d’exercices incluait l’utilisation d’armes à feu et de grenades. Cela fait du bruit et attire l’attention. Nous savions qu’un tel camp existait. Nous avions des informations à ce sujet et nous avons donc embarqué le matériel nécessaire afin de photographier une partie de ces activités. » [97] Le camp était situé dans les Ardennes et les instructeurs de différents services secrets étaient présents lors des séances d’entraînement. « Ces hommes formaient au recrutement, à la surveillance et au maniement des armes. “Robert” enseignait l’utilisation des explosifs, des armes, le tir et comment tuer un homme sans laisser de traces. » [98]

Quand Garot publia ses découvertes, certains services s’alarmèrent et tentèrent d’étouffer l’affaire. « Avec quelques amis de la radio et de la télévision, nous avons interrogé le général Beaurir. Il était alors à la tête de la gendarmerie », se souvient Garot. « Au cours de l’entretien, il a dit : “Tout cela ne s’est jamais produit.” Le même jour, le juge d’instruction est intervenu. Mais où ? Ici même [dans le bureau du journaliste]. Ils ont perquisitionné les locaux et ont déclaré : “Jean-Claude Garot a menti. Il a falsifié les uniformes, les photos et les armes, tout cela n’est qu’une mascarade”. » [99] Par la suite, il fut avéré que Garot avait découvert la branche d’extrême droite du réseau stay-behind belge, le SDRA 8 qui comptait dans ses rangs des activistes du WNP. Paul Latinus assurait le commandement du groupe d’intervention terroriste. Au cours d’une interview qu’il accorda à Haquin, il confirma avoir fait partie d’un réseau anticommuniste clandestin. « Latinus avait été chargé de constituer un groupe, une armée sur le modèle de la SS », expliqua le journaliste. « Ils disposaient d’un service secret, un service de sécurité au sein du groupe. Chaque membre avait un deuxième nom, un nom de code, généralement en allemand. Les membres ne se connaissaient pas entre eux. » « J’ai recontacté Paul Latinus. Nous nous sommes rencontrés dans un restaurant à la campagne et avons discuté pendant toute la nuit. Certaines autorités, il n’a d’abord pas voulu préciser lesquelles, lui avaient confié la tâche de créer en Belgique un groupe de résistance secret. C’était dans le but de combattre une percée soviétique et d’empêcher certaines autorités belges de collaborer avec les Soviets. » [100]

Depuis son exil en Floride, l’ex-membre du WNP et ancien gendarme Martial Lekeu confirma à Francovich que l’armée secrète belge avait participé aux tueries du Brabant dans le but de discréditer la gauche. « L’origine des armes qu’ils utilisaient était lointaine et c’est exactement ce que nous avions prévu : organisez des bandes et groupes de ce genre et laissez-les agir par eux-mêmes tout en assurant leur survie et leur approvisionnement et vous aurez de quoi créer un climat de terreur dans le pays », expliquait Lekeu. « Ils avaient deux plans. Le premier était de constituer des bandes qui montent des hold-ups avec prises d’otages, vous savez : les tueries ; le deuxième consistait à organiser un faux “mouvement de gauche” qui se livrerait à des exactions uniquement pour faire croire à la population, que ces actes terroristes étaient l’œuvre de la gauche. » [101]

L’ingénieur nucléaire Paul Latinus (à droite) avait été recruté dès l’âge de 17 ans par les services secrets du Pentagone. Il milita dans les milieux néo-nazis et fonda le Westland New Post (WNP). Il participa à l’opération Condor au Chili. Arrêté en Belgique dans l’affaire des tueries du Brabant, il fut exécuté en prison le 24 avril 1985 et sa mort fut grossièrement maquillée en suicide.

Ce terrorisme était-il soutenu et encouragé par l’administration du Président des États-Unis Ronald Reagan qui au même moment réprimait dans la violence les Sandinistes au Nicaragua, demanda Francovich au membre du WNP. Michel Libert, qui avait été chargé de rassembler des informations sur le fonctionnement des supermarchés sur les ordres du chef du WNP Paul Latinus confirma à regrets que son supérieur avait collaboré très étroitement avec les États-Unis : « Il [Latinus] rencontrait des gens de l’Ambassade [états-unienne] mais je ne les ai jamais vus comme je vous vois », c’est-à-dire face à face. « Ce n’était pas dans mon domaine de compétences. Le sien c’était, disons, la diplomatie, c’est-à-dire les relations avec les autorités étrangères. Nous, nous ne nous occupions que d’actions », rappela le terroriste Libert. « Nous nous savions protégés, et par toutes les autorités imaginables, cela dépendait du type de mission. [Latinus] était-il payé par les Américains ? Je ne saurais dire, en revanche il était en contact avec eux. » [102] Le sénateur Roger Lallemand, qui dirigeait l’enquête sur le Gladio belge, avait donc vu juste en analysant les tueries du Brabant comme « l’oeuvre de gouvernements étrangers ou de services de renseignement travaillant pour des puissances étrangères, une forme de terrorisme visant à déstabiliser notre société démocratique  ». [103]

Le sénateur Lallemand restait prudent dans sa formulation et se gardait bien d’accuser directement les USA même s’il insistait sur le fait que ce terrorisme devait être considéré dans le contexte politique anticommuniste de la guerre froide : « Ces meurtres gratuits ont pu avoir un mobile politique, on se souvient de ce qui s’est passé en Italie. À la gare de Bologne, 80 personnes innocentes ont trouvé la mort. Nous pensons qu’une organisation politique était derrière les tueries du Brabant et de Wallonie. » [104] C’est le journaliste René Haquin qui apporta les pièces manquant au puzzle dans son entretien avec le terroriste du WNP soutenu par les USA Paul Latinus : « Lors de nos échanges au cours des jours et des semaines qui suivirent, je demandai à Latinus qui lui avait demandé de constituer son groupe. Il a fait allusion à la Sûreté de l’État. Il évoquait aussi des autorités militaires étrangères. J’ai insisté et il a fini par parler des services secrets militaires américains. » [105] Suite aux tueries du Brabant, Paul Latinus fut arrêté. Mais avant d’avoir pu révéler quoi que ce soit, le 24 avril 1985, le commandant d’extrême droite fut retrouvé pendu avec un cordon de téléphone alors que ses deux pieds touchaient le sol de sa cellule. « Parmi les relations de Paul Latinus, toutes ou presque sont convaincues que le patron du WNP ne s’est pas suicidé mais qu’on l’a liquidé. » « À chaque fois que l’on a procédé à une reconstitution, le cordon du téléphone s’est rompu. » Haquin s’interroge : « Si les États-Unis n’ont rien à voir avec ces tueries, pourquoi choisissent-ils de ne pas communiquer, de rester silencieux et de laisser grandir les soupçons ? » [106]

Daniele Ganser

 

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