Longtemps considérée comme un pôle de stabilité et de prospérité économique, la Côte d’Ivoire depuis la disparition en 1993 de son premier président Félix Houphouët Boigny n’est plus que l’ombre d’elle-même. «L’éléphant» défiguré, méconnaissable continue de barrir, mais sa voix ne porte plus. On croyait que le forum pour la réconciliation nationale (05octobre, 18décembre 2001) qui se voulait une sorte de catharsis avait conjuré les périls. L’insurrection armée du 19 septembre 2002est venue nous rappeler douloureusement que le mal est plus profond.
Kêlê te ban bi Kêlê te ban sini(la guerre ne prendra pas fin aujourd’hui elle ne prendra pas fin demain)
disait récemment un éditorialiste Abidjanais. Pourtant, dès 1997, les experts de l’étude Côte d’Ivoire. Perspective 2025 avaient prévenu:
«La côte d’Ivoire peut être la locomotive de la communauté pour le développement économique de l’Afrique de l’Ouest, mais elle peut être aussi n’être qu'un wagon, et, pire, elle peut donner dans les guerres ethniques1 »
Plus que jamais nous nous trouvons devant la question initiale: Comment en est-on arrivé là?
L’obscurité d’un futur insaisissable, qui caractérise notre temps et qui suscite tant de peurs et d’angoisses, pose un rude défi à la boussole historienne chargée de fournir les repères nécessaires à la collectivité » (Bedaria, 1997).
Sous ce rapport, on ne nous reprochera certainement pas d’intervenir dans un débat d’une actualité brûlante alors que les canons du métier d’historien nous impose le fameux sacro-saint principe du recul nécessaire face aux évènements. J.Thiénot a peut-être raison quand il écrit que
«le domaine de l’histoire, c’est le passé ; le présent revient à la politique et l’avenir à Dieu» (Thiénot, in Bonnaud,1998, 58).
Mais parce que l’avenir de la côte d’Ivoire engage le nôtre pour plusieurs raison d’ailleurs, nous ne saurions rester insensible au drame qui s’y déroule actuellement. Lamartine auquel le poète Barthélemy reprochait d’avilir sa muse par son engagement politique, nous enseigne:
«le poète a le devoir d’oublier son art, quand sa patrie est menacée».
Honte donc à qui peut chanter pendant que Rome brûle! Cette contribution n’a pas d’autre prétention que d’aider à comprendre ce présent si douloureux, si tragique qui au-delà des seuls Ivoiriens, interpelle tous les Africains, toutes les consciences qui se font une certaine idée de l’Afrique.
Lorsqu’il accède à la magistrature en 1960, Félix H. Boigny a conscience qu’il hérite non seulement d’un pays dessiné, redessiné, plusieurs fois réajusté par l’ex puissance coloniale pour les besoins de la cause mais aussi, comme tous les Etats côtiers, d’un pays avec une kyrielle d’ethnies dont quelques-unes unes chevauchent plusieurs frontières. La configuration spatiale de chaque colonie, on l’imagine, a dépendu exclusivement des urgences tactiques, des impératifs économiques des autorités Françaises. Héros de la lutte d’émancipation de l’Afrique Noire, Houphouët Boigny savait mieux que quiconque que le destin de son pays pour de multiples raisons liées à l’histoire et à la géographie est indissociable de celui de ses voisins.
Contrairement aux thèses ultra-nationalistes défendues par les tenants de l’Ivoirité, la Côte d’Ivoire dans sa configuration actuelle est de création récente. C’est en 1878 que le négociant Verdier est reconnu officiellement comme résident de la France sur la côte de l’or. A partir de cette date son agent Treich Laplène entreprend l’exploration de l’intérieur. Le 05 janvier 1889, il rencontre à Kong, Binger qui était parti de Bamako 18 mois plut tôt. Les deux explorateurs reviennent ensemble à Grand-Bassam, où ils arrivent le 20 mars 1889 munis d’une riche collection de traités de protectorat. La reconnaissance de la souveraineté française sur la côte, située entre le Liberia et la Gold Coast britannique fut acquise par la signature d’accords avec les souverains locaux. Le pays, rebaptisé Côte d’Ivoire2, est organisé en colonie autonome, avec Binger comme premier gouverneur en 1893 (Atger, 1962). Son territoire est augmenté au Nord, de pays conquis par Samory et détachés du Soudan (Odienné, Kong, Bouna).
La Côte d’Ivoire telle qu’elle est connue aujourd’hui a été bâtie essentiellement dans sa partie Nord à partir des dépouilles de l’Etat Samorien et du royaume de Kong en ruines. Ce phénomène est presque valable aussi pour toutes les régions de la Côte d’Ivoire (voir à ce sujet, les importants travaux de Jean Noël Loucou, in Mémorial de la Côte d‘Ivoire, C.E.D.A, Abidjan,1987).
Devenu président de la République Houphouët Boigny se fixe deux objectifs : d’abord transformer le sous développement en développement, réaliser ensuite l’unité nationale dans le cadre du parti unique considéré alors comme un ferment unificateur pour faire pièce à l’émergence des forces centrifuges qui auraient pu saper les bases de la jeune nation en construction. Un autre pilier fondamental de la politique d’Houphouët, c’est l’appel à la main d’œuvre d’origine étrangère pour aider à bâtir la Côte d’Ivoire moderne. Au nom de l’idéal de fraternité africaine raffermi et aiguisé aux heures chaudes du R.D.A, il ouvre les frontières de son pays aux ressortissants étrangers de la sous région Ouest Africaine. Le tableau ci-dessous marque les grandes étapes de ce flux migratoire en direction de la Côte d’Ivoire.
Année | Total d’étrangers dans la population totale |
1950 | 5% soit 100.000 habitants |
1965 | 17% soit 700.000 habitants |
1975 | 22% soit 1.481.000 habitants |
1988 | 28% soit 3.000.000 habitants |
1998 | 26% soit 4.000.000 habitants |
Source : Ousmane Dembélé in, la construction de la catégorie « étranger »in Côte d’Ivoire, l’année terrible, Paris, Karthala, 2002 p127.
F. H.Boigny explique cette politique d’ouverture par sa volonté de réaliser la fraternité Africaine dans le cadre du conseil de l’entente. C’est parce que, affirme-t-il,
« nous avons la conviction sincère qu’en réalisant la paix des justes, nous assurons le triomphe final de la fraternité humaine, que je voudrais dire à nos frères africains de quelques expressions qu’ils soient que le moment est venu de nous concerter pour assurer le meilleur devenir de nos pays » (Touré in Dembélé, 2000, 146).
Curieuse proclamation de la part d’un homme pourtant présenté comme l’un des balkanisateurs de l’Afrique. En réalité le conseil de l’entente crée au forceps par Houphouët Boigny en plus du rôle de locomotive qu’y joue la côte d’Ivoire permet à ce pays de contester le vieux leadership du Sénégal. Le chef de l’Etat ivoirien, le confiera d’ailleurs à son biographe Paul Henry Siriex en 1975.
« La formule fédérale n’eût pas manqué d’assurer la prédominance du Sénégal… J’étais conscient de ce danger »(Siriex in Koné, 2003).
Au plan économique, les années 1970 constituent une période de prospérité pour la Côte d’Ivoire. On parle alors du miracle économique ivoirien grâce au boom cacaoyer.
Le pays se construit grâce à une bourgeoisie nationale de plus en plus entreprenante, à l’afflux de capitaux étrangers, à une classe moyenne émergente, mais aussi à l’apport des migrants qui constituent une main d’œuvre à bon marché dans presque tous les secteurs de la vie économique. Ce sont essentiellement des Maliens, des Burkinabés, des Guinéens, des Sénégalais etc.… Les libano-Syriens sont, quant à eux, présents dans la grande distribution.
Les populations ivoiriennes, l’Etat ivoirien et plus particulièrement son chef sont conscients qu’ils doivent leur prospérité à ce complexe de structure atomique qui fait du dopage de la plaquette de silicium ethnique nationale par les groupes étrangers et allogènes un puissant appareil économique national et populaire. Houphouët Boigny n’aura de cesse de renforcer son discours de la fraternité ouest africaine et de l’hospitalité entre ivoiriens, en laissant de côté, l’idée de la citoyenneté ivoirienne et en étouffant autant que possible l’idée d’étrangers.(Dembélé, 2000, 145)
Cette politique d’ouverture a toutefois ses limites. Les étrangers participent à la prospérité économique de la Côte d’Ivoire mais le pouvoir politique lui reste l’apanage des seuls ivoiriens qui sont associés à la gestion des affaires de l’Etat par un savant dosage géopolitique ethnique afin de prévenir les frustrations et les revendications tribales. Chaque région avait ses ministres au sein des différents gouvernements d’Houphouët Boigny avec, il est vrai, les Akans plus particulièrement les Baoulés3 aux ministères de souveraineté. Ce sont eux qui sont placés également aux secteurs clé de la haute administration et à la tête des sociétés d’Etat les plus juteuses. Cette politique sera d’ailleurs suivie par son successeur Henri Konan Bédié. Qu’on en juge par le tableau ci-dessous. Tous les administrateurs à la tête des sociétés d’Etat les plus importantes du pays, sont de préférence des Baoulés.
Les sociétés d’Etat : Administrateurs, Source: Pr Barthélemy Kotchy, Tribalisme et pouvoir: le cas de la Côte d’Ivoire in, Les cahiers du nouvel esprit-la question ethnique en Afrique II N°07 de juin-juillet 1999, Abidjan Gurep, p 13
Sociétées | Administrateurs | Sociétés | Administrateurs |
BLOHORN | Konan Yao Kra | S A P H | Yves Roland |
caistab | Yao Marie Kouassi | SIPE | Amani Gilbert |
C A A | Kouamé Kouassi Victor | SODEFOR BOUAKE | Konan Denis |
IMPOT | Yao kra | SODEFOR | Jean Claude Anoh |
TRESOR | Bouadou Julien | IRHOLAME | Kouamé Brou |
SODESUCRE | Kouamé K ra | PALMINDUSTRIE | Britto |
Fraternité matin | Michel Kouamé | S I R | Yobouet Lazare |
NESTLE | N’dja Georges | SODEMI | N’zi Gabriel |
UNICAO | Nze Kangah | TELECOM | Kra Kouadio |
Le pouvoir d’Etat n’échappe pas non plus à cette logique d’hégémonie Baoulé. S’adressant aux prisonniers d’Assabou en 1963, Houphouët Boigny les avertit en ces termes:
«Regardez parmi vous, il n’y a qu’un seul Baoulé. Vous croyez que ce sont les fils d’éleveurs de poulets comme vous qui allez me succéder? Jamais! C’est un des miens» (Diarra, 1997, 131).
A la fin des années 1970 et au début des années 1980, la chute des prix des matières premières, la détérioration des termes de l’échange, plonge la Côte d’Ivoire tout comme d’ailleurs la quasi-totalité des pays africains dans une crise économique sans précèdent. Le miracle ivoirien a vécu, le regard sur l’étranger particulièrement d’origine sahélienne change. Ce n’est plus le frère venu participer à l’effort de construction nationale mais l’envahisseur qui s’empare de larges secteurs de l’économie ivoirienne et qui pire à l’outrecuidance de se mêler du jeu politique national. A partir de la politique d’ivoirisation dont l’Etat est l’initiateur dès 1978, la césure est désormais opérée entre l’Ivoirien et l’étranger. Il s’agissait pour les autorités de contenir une éventuelle explosion de colère des ivoiriens autochtones face au chômage galopant. Simple paravent qui ne fait que retarder l’échéance. Cette explosion sociale tant redoutée interviendra en 1990 (N’Guessan, 2000, 67).
Profitant en effet de la traditionnelle rencontre France Afrique tenue à la Baule, François Mitterrand le chef de l’Etat français d’alors, dans un discours qui tranche nettement avec les habituelles précautions diplomatiques enjointes aux chefs d’Etat africains de démocratiser les mœurs politiques. C’est le fameux discours de la Baule qui emportera dans sa tempête plusieurs dinosaures. La contestation dans les rues d’Abidjan fait vaciller le régime du «vieux» qui est contraint de réinstaurer le multipartisme. Au plan économique le pays se porte toujours mal. Pour sortir de l’impasse Houphouët Boigny fait appel à un technocrate, Alassane Dramane Ouattarra jusque là gouverneur de la B.C.E.A.O. à Dakar et le nomme Premier Ministre. Nomination qui on le verra par la suite sera lourde de conséquences pour la paix sociale et la stabilité politique de la Côte d’Ivoire.
Rongé par la maladie, contraint à de longs séjours dans un hôpital genevois, Houphouët Boigny meurt finalement le 07 décembre 1993 à Yamoussoukro son village natal.
Comme prévu par la constitution ivoirienne en son article 11, le fameux article «caméléon», c’est le Président de l’Assemblée nationale en l’occurrence Henri Konan Bédié qui prend les commandes de l’Etat après un bras de fer dont il sort victorieux avec le 1er ministre d’alors Alassane Dramane Ouattarra soupçonné à tort ou à raison d’avoir voulu garder le pouvoir au mépris des mécanismes de succession prévus par la loi fondamentale ivoirienne.
Désormais c’est la rivalité entre ces deux hommes qui structure les débats dans le landerneau politique ivoirien.
Le 07 décembre 1993, enjambant le corps encore tout chaud de Félix Houphouët Boigny, Henri Konan Bédié fait irruption sur le plateau de la télévision nationale en plein journal télévisé. Encadré par une escouade de militaires, il s’intronise Président de la République et demande aux ivoiriens de se mettre à sa disposition. Par cette maladresse inaugurale, il venait sans le savoir sans doute, d’introduire la brutalité et l’inélégance dans le mode de dévolution du pouvoir en Côte d’Ivoire dont il sera lui-même victime six ans plus tard.
Sous son règne, un concept va faire florès sur les bords de la lagune Ebrié : La théorie de l’ivoirité, véritable dérive droitière, ultra-réactionnaire qui insiste sur la préférence nationale. Ce fait n’est pas nouveau dans l’histoire. Déjà dans l’Athènes de la première moitié du 4ème siècle, quand les orateurs politiques de ce temps là tenaient la place des professeurs d’histoire du 19ème et du 20ème siècle, pour faire grandir en chacun le sentiment national amoureux, voici comment se relayant sur un siècle ils définissaient la précieuse identité athénienne. Esquisse en deux traits.
1/ Nous sommes des autochtones nés de la terre même où nous sommes depuis toujours. Nous sommes les bons autochtones nés d’une terre dont les habitants sont restés les mêmes depuis les origines, sans discontinuité. Une terre que nos ancêtres nous ont transmise: héritage, hérédité, le passé en ligne directe. 2/ Les autres, toutes les autres cités sont faites d’immigrés, d’étrangers de gens venus du dehors, et leurs descendants sont d’évidence métèques au sens athénien qui n’est pas le nôtre, sans être élogieux pour autant. Donc, en dehors c’est clair: des cités composites, des villes avec un ramassis de toute origine. Seuls les Athéniens sont de purs autochtones, purs au sens de sang sans alliance de sang étranger «Notre cité éprouve une haine « pure » sans mélange, pour la gent étrangère»
dit la belle voix d’Aspasie Socrate invitée cette année là à prononcer l’oraison funèbre.
On se souvient de la fameuse phrase de l’écrivain Maurice Barrès, père du nationalisme français à la faveur de l’affaire Dreyfus en 1898; Dreyfus, d’origine juive, capitaine dans l’armée française, accusé d’avoir vendu des secrets militaires à l’ennemi Allemand. En pleine polémique entre Dreyfusards et anti-Dreyfusards, Maurice Barrès mettra en garde ses compatriotes:
«la France doit se méfier des sangs douteux».
Barrès sera toutefois rattrapé par l’histoire car ses constructions théoriques sur l’authenticité française ne pèseront plus lourd face à l’amour fou qu’il portera à la belle Anna de Noailles, riche héritière autrichienne d’origine juive, rencontré quelque temps après la polémique Dreyfus chez un ami commun, Paul Mariéton.
On se souvient encore de la politique inique mise en place le 12 décembre 1935 par le nazi Heinrich Himmler dans le but de sélectionner à partir de certains critères physiques, les allemands de souche, aptes au commandement. Ironie du sort, l’homme le plus élégant de l’Allemagne à cette époque et dont le portrait servait pour les affiches publicitaires, n’était autre que l’inénarrable Joseph Goebbels, le ministre de la propagande qui traînait pourtant une infirmité physique.
Le terme d’Ivoirité ne date pourtant pas de l’Ere Bédié. Il fut employé pour la première fois en 1974 par l’écrivain poète Feu Dieudonné Niangoran Porquet dans un article intitulé «Ivoirité et authenticité» publié dans le quotidien Fraternité Matin. Le contexte mono partisan ayant considérablement réduit les enjeux politiques, le mot passa inaperçu.
Le 25 avril 1990, introduisant une intervention à la télévision nationale, Pierre Kipré, historien, de son état, se présente comme suit à ses compatriotes ivoiriens
«…Je suis ivoirien non pas par adoption mais par les fibres les plus multiséculaires de ma famille. Je ne suis pas devenu ivoirien et sur tout ce qui touche les problèmes de mon pays, j’ai le droit, en tout cas même si on me l’ôtait, je m’arroge le droit de donner mon point de vue»4.
La classification de la population en Ivoiriens de souche et en Ivoiriens de circonstance est en marche. Mais par son génie politique, son charisme légendaire et son autorité toute paternelle, Houphouët Boigny parvint à contenir cette sinistrose nationaliste naissante.
En 1995, le concept d’ivoirité refait surface lors de la convention du P.D.C.I - R.D.A à Yamoussoukro dans le discours- programme du Président de la République d’alors, Henri Konan Bédié
Que recouvre ce concept en réalité?
Pour Henri Konan Bédié, il s’agit de définir des repères, des valeurs culturelles à partir desquels, les Ivoiriens et les Non Ivoiriens se reconnaissent.
L’ethno-sociologue feu Georges Niangoran Bouah pense quant à lui que
« l’Ivoirité est l’ensemble des données socio-historiques, géographiques qui permettent de dire qu’un individu est citoyen de la Côte d’ivoire ou Ivoirien. Ce terme peut aussi désigner les habitudes de vie, c'est à dire la manière d'être et de se comporter des habitants de Côte d'Ivoire et enfin, il peut aussi s’agir d'un «étranger» qui possède des manières ivoiriennes par cohabitation ou par imitation5».
Le .général Robert Guéï pour sa part estime que
«les Ivoiriens ont pris conscience de leur identité», «un peu partout, on m'a demandé ce que je pensais de ce problème. J’ai répondu qu’il faut être sincère et objectif en n'oubliant pas ce que nous sommes.
La France ne peut être construite que par les français et l'Afrique que par les africains. Mais l’Afrique est un ensemble. Aimer la Côte d'Ivoire est réellement l'affaire des ivoiriens. Le Sénégal c'est l'affaire des Sénégalais. Donc, le concept d'Ivoirité, je vous le dis est un bon concept6».
Tout naturellement pour Alassane D. Ouattara, l'Ivoirité est une façon déguisée de spolier les populations du Nord de la Côte d’Ivoire qui ont une proximité géographique, linguistique et culturelle avec le Mali, le Burkina-Faso et la Guinée, de leur nationalité ivoirienne. Les leaders religieux ne sont pas en reste. Pour le cardinal Bernard Agré, l'Ivoirité peut, en effet, être pris positivement en tant que cri du cœur d'un peuple qui dit:
Nous voulons exister en tant que peuple d’abord. Nous voulons être nous-mêmes, nous voulons être chez nous. Et alors nous pourrons accueillir en toute sérénité, nos frères et sœurs qui viennent d’ailleurs7.
Pour l’imam Sékou Sylla au contraire,
« l’ivoirité est cette mauvaise graine qui a créé tout ce que nous regrettons actuellement dans ce beau pays8».
De toutes ces définitions, résulte un constat. L’ivoirité se définit selon la sensibilité ethnique des uns et des autres, leur appartenance politique, religieuse et géographique. Les défenseurs de l’ivoirité se recrutent dans le sud forestier et de confession chrétienne alors que les opposants au concept sont issus du Nord savanicole, de confession majoritairement musulmane.
Cette situation est symptomatique de la ligne de fracture entre les deux grandes zones écologiques de la Côte d’ivoire (nord sud) que la rébellion armée du 19 septembre 2002 a exacerbé. Toutefois n’exagérons rien; la division entre le nord et le sud comme le rappelle si judicieusement le philosophe Yacouba Konaté n’a qu’une valeur tendancielle et schématique (Konaté in N’Guessan, 2000, 266), car des courants opposés se rencontrent aussi bien au nord qu’au sud sur des questions aussi importantes que celle de l’ivoirité. Kanvally Fadiga par exemple ressortissant du nord et de confession musulmane pense que
l’ivoirité devient synonyme de sursaut national, éveil de conscience nationale, cette conscience qui naît de l’histoire commune, de la commune volonté des peuples frères de vivre ensemble, de partager ensemble les mêmes souffrances, les mêmes joies, les mêmes espoirs (N’guessan, 2000, 67).
A l’opposer, Bandama Maurice, écrivain bien connu, s'est rendu célèbre ces dernières années par ces prises de position courageuses contre l’Ivoirité. Si la notion d’Ivoirité n'a pas été inventée par Henri Konan Bédié il lui appartiendra en revanche d'en avoir amplifié les tendances négatives en en faisant un instrument de lutte politique. Renversé par un coup d'Etat militaire le 24 décembre 1999; l'ex-président revient à la charge en précisant sa conception de l'Ivoirité. Il estime en effet que pour réussir le formidable saut d'une conscience tribale ou ethnique à une conscience nationale, il faut un ressort identitaire.
Ce ressort doit être comme un point fixe et ce point s'appelle l’Ivoirité…
Celle-ci n'est pas la nationalité et la citoyenneté9. Dont acte. Mais quand en mai 1999 dans son livre auto-biographique «les chemins de ma vie» Henri Konan Bédié dit à propos d'Alassane. D. Ouattara, son principal adversaire politique que
«de toute façon, il était Burkinabé par son père et il possédait toujours une nationalité du Burkina-Faso, il n'avait pas à se mêler de nos affaires de succession(Bédié, 1999, 147)»
personne n'est dupe, on comprend alors que sous des dehors d'universalisme et de fraternité généreuse, l'Ivoirité n'est qu'une opération d'exclusion qui frappe d'ostracisme et de discrimination au-delà du seul Alassane D. Ouattara, les ressortissants du Nord, porteurs de gros boubous déjà lésés sous Houphouët-Boigny au niveau des investissements publics et des infrastructures ( voir à ce sujet, le livre de Ahmadou Koné; Houphouët-Boigny et la crise ivoirienne, Paris, Karthala 2003).
Qu'on ne s'y trompe pas, l’Ivoirité est devenue un enjeu politique parce que la crise actuelle n'est autre chose qu’une lutte pour le pouvoir politique entre les différentes ethnies les plus importantes du pays. Sous Houphouët Boigny, c'est à une sorte de division nationale du travail à laquelle on assistait. Aux Akans, le pouvoir militaire et politique, aux Betés, le rôle de contestation et d’opposition incarnée dès les premières années de l’indépendance par Kragbé Gnagbé Opadjelé, natif de Gagnoa, région d’origine de l’actuel président de la République Laurent Gbagbo ; ces derniers se sentaient marginalisés face à l’axe centre-Nord. En prétendant au pouvoir politique après la mort d’Houphouët Boigny en la personne d’Alassane Ouattara, les Dioulas semblent avoir rompu l’équilibre des choses. C’est ainsi que sous Henri Konan Bédié même si le pouvoir reste au centre, l’alliance se renverse au profit du centre-ouest.
A partir de ce moment, c’est au tour des ressortissants du Nord de se sentir marginalisés par les autorités du pays à travers le concept d’Ivoirité. Avec la chute de Henri Konan Bédié suite au coup d’Etat du 24 Décembre 1999, le pouvoir change de camp et d’orientation ethno spatiale. Il se déplace au centre ouest avec l’arrivée de Robert Gueï. Si ce dernier a suscité tant d’espoir auprès de ses compatriotes et dans le monde c’est surtout à cause de son discours rassembleur.
Malheureusement, la déception sera grande lorsque à son tour, il jouera sur cette question d’Ivoirité pour asseoir son pouvoir en se rapprochant de Laurent Gbagbo de la même zone géographique que lui au détriment de Alassane D. Ouattara dans la perspective de l’élection présidentielle d’Octobre 2000 à laquelle il sera candidat. L’arrivée du socialiste Laurent Gbagbo suite à la pression de la rue qui contraint le Général Gueï à abdiquer n’arrange pas les choses et la rébellion armée du 19 Septembre n’est finalement que l’expression d’un ras-le-bol des ressortissants du Nord face à un Sud dominateur qui les suspecte d’extranéité parce que les confondant aux sahéliens avec lesquels, ils entretiennent une proximité géographique, linguistique, historique et religieuse. Qu’on se comprenne bien, on ne saurait objectivement nier aux ivoiriens le droit de décider librement de leur avenir, de vouloir contrôler les mouvements migratoires en direction de leur pays, de vouloir se retrouver autour de valeurs socioculturelles fortes qui symbolisent leur ipséité. Ce qui est en revanche incompréhensible et inacceptable, c’est de constater que par ce biais, on persécute une communauté tout entière dont le tort est d’avoir choisi comme symbole un homme en l’occurrence Alassane Dramane Ouattara, bête noire des régimes successifs après Houphouët Boigny dans la stratégie de conquête et de conservation du pouvoir politique.
Le concept d’Ivoirité en réalité ne résiste à aucune analyse historique rigoureuse et il suffit de serrer la chronologie de près depuis le 16ème siècle avec la fameuse route de la Cola qui a relié la forêt au Sahel, pour s’en rendre compte. Les interprétations qui en ont été faites sont secondaires au regard de la question centrale. Au fait, qui est ivoirien et qui ne l’est pas ?
Dans un pays qui a appris pendant un demi-siècle à identifier ses populations comme des frères et où les cartes d’identité, les cultures diverses, le temps de séjour, le métissage, le rôle économique composent une réalité inextricable, un pays de convergence au carrefour de plusieurs réalités socioculturelles et géographiques vouloir trancher cette question une fois pour toutes, relève de la quadrature du cercle. Un débat national franc dénué d’arrières pensées politiques aurait pu aider à démêler l’écheveau. Faute de l’avoir compris, les régimes d’Abidjan depuis 1993, faisant preuve d’une cécité politique coupable, ont fini par plonger la Côte d’Ivoire dans la crise la plus grave de son histoire contemporaine, sans compter l’inexpérience politique de Alassane Ouattara qui, par des déclarations souvent inopportunes, a exposé les ressortissants étrangers à la vindicte populaire.
Quel est le véritable enjeu qui se cache derrière le concept d’Ivoirité? Pourquoi est-il défendu si ardemment par de larges secteurs des populations sudistes? Essayons de le comprendre à travers cette grille d’analyse.
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1- Sur le plan démographique, le Nord connaît le taux de croissance démographique le plus élevé.
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2- Les Dioulas originaires du Nord contrôlent les circuits financiers et détiennent le pouvoir économique.
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3- L’islam, leur religion en passe de devenir la religion dominante, ne se confine plus au seul Nord, il fait des percées fulgurantes au Sud, à l’Ouest et surtout à l’Est notamment à Bondougou, la ville aux « mille mosquées ».
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4- Leur langue, le Dioula fait quasiment office de langue nationale.
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5- Ils ont des bases arrières (Mali, Burkina, Guinée) en cas de difficulté.
Seul leur échappe le pouvoir politique et militaire qui plus que jamais doit rester sous le contrôle du Sud, de surcroît adossé à la lagune Ebrié et qui sous une éventuelle poussée du Nord se trouverait en position délicate. D’où ce sentiment d’envahissement éprouvé par ces populations. Ecoutons à ce propos Jean Noël Loucou, historien de renom «la plupart de ces étrangers-la sont musulmans.
Les maliens, les Burkinabés, ceux du Niger, ceux du Nigeria même, ils sont de religion musulmane. Ils ont formé une élite qui a fait des études dans les universités arabes, etc.… Donc c’est un islam qui s’est modernisé et qui est beaucoup plus visible du point de vue social. Maintenant, le problème c’est que c’est une revendication politique. Il ne faut pas qu’on se cache le problème.
Derrière tout le problème de Ouattara…Ouattara n’a été qu’un porte-drapeau de cette revendication des musulmans qui estiment que maintenant ils ont le pouvoir économique, il ne leur reste que le pouvoir politique. C’est ça le problème10». Pour les Sudistes donc l’enjeu, c’est la défense coûte que coûte de ce qu’ils considèrent comme leur droit naturel, celui de gouverner la Côte d’ivoire, le seul droit qui leur reste et qu’il faut sauvegarder face à un Nord de plus en plus accapareur.
Pourtant en 1987, Jean Noël Loucou dans un article paru dans la revue «Notre Librairie» après avoir présenté les différentes ethnies et leur date d’installation en Côte d’ivoire prévenait:
«Au moment où l’on pose inlassablement la question du «comment peut-on être ivoirien»? Une appréciation sereine de l’histoire du peuplement peut faire éviter les écueils du tribalisme et du chauvinisme» (Loucou, 1987, 10).
Dix ans après, devenu directeur de cabinet du président Henri Konan Bédié, il sera l’un des théoriciens les plus prolixes de l’ivoirité.
La classe intellectuelle ivoirienne est coutumière de ce genre de reniement dans le but d’acquérir et/ou de sauvegarder une position sociale acquise.
En mai 2000, le professeur Sery Bailly, militant de la gauche et compagnon de route de Laurent Gbagbo écrivait que pour lui
«la politique de l’ivoirité et toutes ses conséquences font « évoluer » la Côte d’Ivoire du registre sémantique de l’oppression à celui de l’exclusion11»…
Nous sommes le samedi 08 juillet 2000, écoutons le même Sery Bailly ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique
« Les statistiques (30-40% d'étrangers), comme le sentiment d'être envahis et l'évocation des monopoles économiques sont des appels lancés par un peuple qui ne demande qu'à être rassuré. Ceux qui crient à la xénophobie et à l'exclusion, entendent-ils cet appel des ivoiriens qui veulent que l'intégration ne soit pas leur dissolution ou leur exclusion à eux ? ...12».
On sait depuis le philosophe Anglais F. Bacon (XVlle) siècle que tout savoir est un pouvoir. Encore faut-il s'interroger sur la nature de ce savoir. En participant à l'énoncé et à la théorisation de cette idéologie meurtrière qu'est l'Ivoirité, les intellectuels organiques ivoiriens sont aussi comptables que les hommes politiques de la faillite actuelle de la Côte d'Ivoire.
Tenant le flambeau de la vigilance critique, l'intellectuel, ce technicien du savoir pratique selon le mot de Jean Paul Sartre à le devoir de se tenir à l'écart des raccourcis faciles de la dialectique politique en interpellant et en dénonçant les dérives des princes du jour. En s'écartant de cette posture, il cesse d'être le veilleur de l'espérance que chaque peuple désire lorsque le passé est hors de portée, le présent amer; l'avenir ajourné. Aujourd'hui la Côte d'Ivoire semble bloquée. Comment infléchir la courbe de ce destin tragique ? Le mal est si profond qu'il est difficile de pronostiquer. Tout est si fragile que tout peut basculer à tout moment si les différents acteurs ne vont pas au-delà des urgences tactiques. Les accords de Marcoussis, fruits d'un consensus de toute la classe politique ivoirienne nous semblent la meilleure porte de sortie de la crise actuelle. C'est pourquoi nous plaidons pour leur application intégrale afin de sortir de ce face à face intenable entre le chef de l'Etat Laurent Gbagbo et les forces nouvelles. Au-delà de la polémique sur l'Ivoirité, les ivoiriens sont visiblement à la recherche de leur identité. Le compromis est-il possible entre ce que Aimé Césaire appelle « les deux manières pour un peuple de se perdre » c'est à dire « Se noyer dans l'universel ou s'emmurer dans la singularité » ?