La crise en cours en Côte d’Ivoire n’a pas encore totalement livré tous les éléments permettant d’en comprendre les origines et les causes, ni d’en cerner l’ensemble des acteurs, plusieurs mois après son déclenchement. Tour à tour, l’ivoirité, la xénophobie, l’ultra-nationalisme du chef de l’Etat sont mis à l’index par les médias et bien des analystes politiques. La France, le Burkina Faso, l’Angola sont suspectés d’entretenir et de soutenir le conflit armé. Une meilleure compréhension de la crise et du rôle de chaque acteur, présumé ou avéré, ne peut être obtenue qu’au prix d’une restitution du contexte politique ivoirien au moins depuis les indépendances en 1960.
I. Le contexte politique ivoirien depuis les indépendances
1. Houphouet Boigny : un fragile équilibre des spécificités ethniques et régionales
La Côte d’Ivoire, à l’instar de la plupart des Etats africains, compte une multitude de groupes ethniques : une soixantaine selon les statistiques officielles. Lors de la création de la colonie ivoirienne en 1885 il n’existait évidemment pas, avant cette époque-là de pouvoir central, le pouvoir politique étant détenu par des chefferies et royaumes tribaux n’ayant généralement aucun lien entre eux. Le passé colonial commun à ces peuples aura pour effet de faire naître en leur sein une conscience nationale manifestée de façon pratique à travers diverses actions de lutte pour l’émancipation. L’impératif de la libération coloniale commandait en effet de taire toutes les singularités ethniques, tribales ou régionales voire sous-régionales. Les singularités ethniques ont refait surface après l’indépendance. Au-delà des divergences ethniques, la vie politique s’est polarisée sur un clivage correspondant aux zones géographiques Sud-Nord, Centre-Ouest, zones forestières-zones de savane.
L’équilibre politique entre ces différentes sphères régionales était alors assuré par le charisme personnel du Président Houphouet et par son habileté politique à surmonter les contradictions internes. La fameuse « géopolitique » a servi, consistant à tenir compte de l’équilibrage ethnico-régional dans l’organisation administrative et la nomination aux postes de responsabilité.
Les singularités ethniques ou régionales furent d’ailleurs un argument avancé pour justifier le bien-fondé du parti unique. Ne soutenait-on pas que le multipartisme coïnciderait avec la pluralité des ethnies et les particularités régionales ? Il fallait éviter, entendait-on, de fragiliser la nation en cours de création par l’exacerbation de ces particularités. Aussi les premières revendications multipartites ont-elles été sévèrement réprimées, à travers des opérations prenant dans bien des cas des allures de pogroms. L’affaire du Guébié reste la plus révélatrice des tensions ethniques latentes car elle permet de mieux comprendre à certains égards la violence politique actuelle.
Dans les années 70, Kragbé Gnagbé [1] réclame l’application effective de l’article 7 de la Constitution ivoirienne, qui consacrait le pluralisme politique. Il est d’ethnie Bété, de la tribu Guébié, originaire de Gagnoa dans l’Ouest forestier. La répression de cette velléité démocratique sera des plus sanglantes : plus de 4000 personnes tuées, toutes partageant l’ethnie de celui-là qui a osé se rebeller contre l’autorité du père de l’indépendance. Du fait de ce drame, la vie politique nationale sera marquée durablement par une tension entre l’Ouest, en particulier le pays Bété, et le pouvoir politique incarné par un Akan, Houphouet Boigny. Des clichés populaires vont être développés contre les Bété, tantôt présentés comme des barbares, tantôt comme des anarchistes n’ayant aucun sens du pouvoir central.
Dans le jeu des alliances « géopolitiques », le pouvoir Akan s’appuiera sur le Nord à travers un « pacte sacré » entre Houphouet Boigny et un patriarche nordique, Gbon Coulibaly.
2. Konan Bédié : la quête de légitimité politique et l’ivoirité
A l’irruption d’Alassane Ouattara sur la scène politique, et suite à la prise de pouvoir d’Henri Konan Bédié, Akan lui aussi et successeur d’Houphouet Boigny, le jeu des alliances va se trouver modifié.
Nous sommes alors dans le contexte post-multipartite des années 90. Le Front Populaire Ivoirien (FPI) leader de l’opposition a à sa tête Laurent Gbagbo, qu’on pourrait présenter comme le « successeur politique » du défunt Kragbé Gnagbé, tous deux étant de l’ethnie Bété. Il a alors deux séries de revendications : d’une part la fin de l’immixtion des étrangers dans la vie politique nationale, par la suppression du droit de vote qui leur était jusque là reconnu ; d’autre part la question foncière : les paysans de l’Ouest forestier ont le sentiment que la politique libérale d’Houphouet, selon laquelle la terre appartient à celui qui la met en valeur, les a spoliés de leurs terres. Le leader du FPI réclame donc en leur faveur une réforme foncière pour éviter d’aboutir à ce qui serait selon lui une situation de paysans sans terre. Sur ces thèmes, Le FPI rejoint d’ailleurs Kragbé [2]
Le combat du FPI, ou du moins de sa presse, contre Alassane Ouattara, sera acharné, développant les motifs suivants : Ouattara est Burkinabé, il n’est pas normal qu’il occupe une fonction aussi sensible que celle de Premier Ministre en Côte d’Ivoire. Pire, son épouse est Juive. C’en est donc fini de la souveraineté de l’Etat ivoirien. Comme lui, tous les étrangers doivent se garder d’intervenir dans le débat politique ivoirien. Le FPI fera de la propagande anti-étrangère un véritable thème de campagne et de mobilisation.
Konan Bédié reprendra à son compte ce combat : Ouattara étant Burkinabé, il ne saurait faire de la politique en Côte d’Ivoire, encore moins prétendre exercer les fonctions de Chef d’Etat. L’ivoirité, ce concept culturel de promotion de la spécificité ivoirienne, a été instrumentalisé par Bédié dans sa lutte contre Ouattara et ses partisans. Mais il s’agissait sans nul doute, pour ce dauphin constitutionnel en quête de légitimité, de ravir à l’opposition son combat contre les étrangers en vue de la fragiliser, mais aussi de trouver une solution à la pression foncière dénoncée par le FPI dans les zones forestières de l’Ouest, littéralement « investies » par les populations Baoulé du groupe ethnique Akan. A ce niveau, on peut dire que l’ivoirité a eu un mérite local : celui de résorber les fréquents conflits entre paysans Bété et Baoulé, tous désormais revêtus du « blanc manteau de l’ivoirité ». Mais l’adversaire commun dès lors sera l’étranger, plus précisément le planteur burkinabé.
3. Vote de la Constitution et élection de Laurent Gbagbo : la fracture nationale
La menace de l’invasion étrangère de la Côte d’Ivoire a dominé le débat politique sous la transition militaire de décembre 1999 à octobre 2000. La querelle entre le « et » et le « ou », c’est-à-dire entre les Ivoiriens de père et de mère Ivoiriens, opposés aux Ivoiriens de père ou de mère Ivoiriens, a occulté les enjeux essentiels d’une transition démocratique. Finalement la préférence pour le « et » a été consacrée par un vote référendaire de la Constitution.
Depuis octobre 2000 Laurent Gbagbo est au pouvoir, suite à des élections très controversées, accompagnées de dérives graves [3] La nouvelle Constitution, mise en place dans la perspective de ces élections, fixe des conditions fortement restrictives d’éligibilité à la présidence de la République. L’article 35 prévoit que « tout candidat au poste de président de la république doit être Ivoirien d’origine, de père et de mère eux-mêmes ivoiriens d’origine, et ne doit jamais s’être jamais prévalu d’une autre nationalité ». Le courant ultra-nationaliste se renforce à l’instigation du FPI et de ses associations satellites, lesquelles ont été particulièrement actives dans l’élaboration de la nouvelle Constitution dans le premier trimestre de l’année 2000.
Place aux Ivoiriens authentiques ! Haro sur l’Ivoirien qui a « une autre nationalité » dans sa poche et qui pourrait s’en servir à l’occasion. Ne nous faisons pas d’illusion, il s’agit bien d’Alassane Ouattara. Le combat contre lui va malencontreusement s’étendre à ses militants et à tous ceux qui comme lui sont originaires du Nord, tant il est vrai que dans le contexte ivoirien de tribalisation du jeu politique, appartenance politique et origine ethnique coïncident la plupart du temps.
II. Les acteurs de la crise, leurs faits et méfaits.
La crise en cours met en scène plusieurs acteurs, dont les principaux sont les rebelles réunis au sein du MPCI (Mouvement Patriotique de Côte d’Ivoire), et le Gouvernement ivoirien. Viennent ensuite la France, dont certains qualifient la position d’ambiguë, et le Burkina Faso, soupçonné du côté d’Abidjan de soutenir les rebelles.
1. Le Burkina Faso
Les ressortissants burkinabé en Côte d’Ivoire sont de l’ordre d’un peu moins de trois millions dont environ 48% y sont nés, de parents immigrés. Les conditions d’acquisition de la nationalité ivoirienne sont si restrictives que très peu d’immigrés burkinabé ou leurs descendants ont pu acquérir la nationalité ivoirienne. Pour beaucoup d’entre eux, la nationalité ivoirienne est un droit qu’ils n’hésitent pas à revendiquer. Toute leur histoire, leur vie, leur patrimoine culturel ou économique se trouvent en Côte d’Ivoire. Ils n’ont plus de lien avec le Burkina Faso, qui ne reste que la terre d’origine de leurs ancêtres. Depuis bientôt trois ans, cette population est au centre des convulsions politiques ivoiriennes. D’abord sous M. Konan Bédié, les soupçons de nationalité burkinabé que ce dernier faisait peser sur son adversaire politique Ouattara ont été l’occasion de mettre la communauté burkinabé dans le collimateur du pouvoir et d’une population fortement conditionnée. En 1999 un incident entre paysans dans le Sud-ouest offre le prétexte à « l’expulsion » de près de 12.000 Burkinabé. Le Burkina Faso est mis à l’index chaque fois qu’une crise sociale ou politique éclate en Côte d’Ivoire, M. Blaise Compaoré étant accusé de tout mettre en œuvre afin de donner le pouvoir à son « compatriote » Ouattara.
Le Gouvernement ivoirien, dans la crise en cours, reproche au Burkina d’offrir de base arrière aux rebelles. Le Burkina pour montrer sa bonne foi a non seulement déclaré avoir fermé ses frontières dès le déclenchement de la crise, mais a également admis avoir accordé refuge à des déserteurs de l’armée ivoirienne, et ce pour des raisons humanitaires. « Ils ont quitté depuis lors le Burkina qui n’a plus aucun contrôle sur eux », ont avancé les autorités burkinabés.
En tout état de cause, aucune preuve formelle quant au soutien du Burkina Faso aux rebelles n’a pu être apportée jusque-là : les indices dont on dispose ne nous sont fournis que par la presse, notamment une enquête de Stephen Smith dans « Le Monde » . Il serait indiqué d’ouvrir une enquête internationale sur cette question d’importance pour la stabilité de l’ensemble de la Sous-Région, et pas seulement au regard de la crise ivoirienne.
2. Les rebelles du Mouvement Patriotique de Côte d’Ivoire.
Rebelles ou « combattants de la liberté » ? Tout dépend du camp dans lequel on se situe. En tous les cas, les soldats du MPCI rejettent la première appellation et revendiquent la seconde. Ils soutiennent en effet que les attaques menées dans la nuit du 18 au 19 septembre simultanément à Abidjan, Bouaké et Korhogo avaient pour but de libérer la Côte d’ivoire de la « dictature » de Laurent Gbagbo et d’instaurer une vraie démocratie. Ils exigent pêle-mêle la reprise des élections générales, la révision de la Constitution, en particulier son article 35, l’assouplissement des conditions d’accès à la nationalité ivoirienne, et une réforme foncière.
Les rebelles du MPCI sont pour la plupart des soldats en rupture de ban. Il s’agit de jeunes sous-officiers, auteurs du coup d’Etat de décembre 1999 qui a mis au pouvoir le Général Guéi. Détenus et torturés sous la transition militaire, ils ont pris le chemin de l’exil à la faveur de leur libération suite à la prise de pouvoir de Laurent Gbagbo en octobre 2000. Après avoir vainement tenté de renverser par les armes le pouvoir en place les 7 et 8 janvier 2001, ils se sont offert un temps de répit au Burkina Faso voisin avant d’engager une nouvelle offensive dans la nuit du 19 septembre dernier.
Leurs chefs de file, Ibrahim Coulibaly dit IB, Koné Zacharia, Tuo Fozié ou Massamba Koné, sont tous ressortissants du Nord, de même que le secrétaire général du MPCI, Soro Guillaume. Ils se défendent cependant d’être un mouvement militant uniquement pour la cause des gens du Nord ou constitué uniquement de ceux ci. Mais dans les zones qu’ils occupent au Nord, on assiste à un exode massif des ressortissants des autres régions du pays, surtout à Bouaké, où plus de 200.000 personnes ont quitté la ville dès les premières heures du conflit, fuyant ou craignant des représailles ethnico-politiques, selon les témoignages recueillis.
3. Les rebelles du Mouvement Patriotique Ivoirien du Grand Ouest et du Mouvement pour la Justice et la Paix
Les rebelles du MPIGO et du MJP se réclament tous du défunt général Robert Guéi. Ils ne semblent avoir aucune revendication politique claire, et leur action viserait simplement à venger la mort de leur mentor. Ils contrôlent les principales villes de l’Ouest, Man, et Danané, et continuent d’avancer vers le Sud-ouest en direction de la ville portuaire de San-Pédro. Moins disciplinés que les rebelles du Nord, de nombreux témoignages font état de la présence dans leur rang de combattants libériens.
L’apparition de cette rébellion fait craindre ce que certains observateurs avaient pressenti dès les premières heures du soulèvement militaire : une balkanisation de la Côte d’Ivoire entre chefs de guerre et factions rivales. Il est toutefois à noter qu’un rapprochement sur le terrain s’est fait entre le MPCI, le MPIGO et le MPJ. Ces trois mouvements ont exprimé en effet leur volonté de travailler dans un cadre concerté. Il semble même que les deux derniers mouvements ne constituent qu’une scission tactique du premier. Le MPIGO et le MJP seraient nés dans le but de contourner l’accord de cessation des hostilités signé par le MPCI sous l’égide de la CEDEAO le 17 octobre [4].
4. Le Gouvernement ivoirien.
Elu dans des conditions « calamiteuses » pour reprendre ses propres termes, L. Gbagbo souffre d’un déficit de légitimité démocratique. Les scrutins qui ont conduit à son élection ont été boycottés par le PDCI et le RDR, deux forces politiques majeures dont les différents candidats avaient été éliminés par la Cour Suprême. Le Forum pour la Réconciliation Nationale, qui s’est tenu à Abidjan fin 2001, visait à donner au pouvoir de Gbagbo une certaine assise démocratique à travers l’appel lancé à tous les partis de prendre part à un gouvernement d’ouverture. Les fréquentes violations des droits de l’homme, les traitements discriminatoires dans l’accession à la citoyenneté, l’impunité dont jouissent les forces de sécurité, ont créé un sentiment de frustration et de défiance vis-à-vis de l’autorité de l’Etat, du moins du côté des victimes de ces pratiques, c’est-à-dire, pour l’essentiel, des militants du RDR, des ressortissants du Nord et des étrangers. Un terreau favorable à l’organisation d’une rébellion à partir du Nord a été ainsi créé et entretenu.
En sus de l’action militaire, la guerre est menée également sur le front de la mobilisation sociale à Abidjan et dans les zones sous contrôle gouvernemental. La Fédération Estudiantine et Scolaire de Côte d’Ivoire ( Fesci ), le Syndicat National de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (Synares) pour ne citer que ces deux associations, se montrent particulièrement actifs dans leur soutien au pouvoir. Il faut y ajouter également la COJEP (Convention panafricaine des Jeunes Patriotes) de Charles Blé Goudé, ex-leader de la Fesci.
D’autres groupes informels à vocation plus macabre ont vu le jour : les "escadrons de la mort". Ces milices privées procèdent, à Abidjan principalement, à des exécutions sommaires et des enlèvements de personnes soupçonnées favorables aux rebelles. A ce jour, plus de 50 corps portant des impacts de balles ont été découverts dans les rues de la capitale, victimes de ces escadrons. Il s’agit sans doute pour le régime en place de maintenir son autorité par le règne de la terreur. C’est dans un tel contexte d’exacerbation du nationalisme jusqu’à la xénophobie, voire au tribalisme, que l’armée vient d’appeler 3000 volontaires sous les drapeaux afin de renforcer les troupes gouvernementales sur le terrain des combats. Il est à craindre que ces nouvelles recrues ne soient en fin de compte qu’une milice au service d’un parti politique, dont la position au pouvoir est menacée par la rébellion. Encore une fois, le spectre de la balkanisation de la Côte d’ivoire entre chefs de guerre refait surface.
5. La France
La France est liée à la Côte d’Ivoire par un accord de coopération militaire. Elle dispose dans la capitale ivoirienne d’une base militaire forte d’environ 600 hommes. L’armée française a vocation à intervenir en Côte d’Ivoire en cas d’agression extérieure. Dans la crise en cours, en plus de l’aide logistique à l’armée régulière, les soldats français assurent la surveillance du cessez-le-feu obtenu des rebelles par les négociateurs de la CEDEAO.
Cette contribution est loin de satisfaire les tenants du pouvoir. Le Synares, à travers une lettre ouverte adressée au Chef de l’Etat français s’est fait l’écho de cette préoccupation. La France est soupçonnée d’avoir laissé faire et de faire ainsi le jeu des rebelles en s’opposant à l’option militariste affichée dès les premières heures par le pouvoir en vue de mater la rébellion. Elle a imposé une solution négociée, attitude que le Synares ne s’explique pas : « Nous avons du mal à comprendre que la France, qui a mené une lutte acharnée contre les indépendantistes corses ou calédoniens... qui refuse toute idée d’amnistie pour les assassins du Préfet Erignac assassiné en Corse, insiste pour que la Côte d’Ivoire signe un accord avec les terroristes » s’indigne-t-il dans la lettre ouverte. L’indignation semble également de mise de l’autre côté de la ligne de front. La force tampon établie par l’armée française entre les forces gouvernementales et la rébellion a certainement eu le mérite d’éviter une extension du conflit à l’ensemble du territoire, en empêchant une avancée des rebelles. De ce fait, chez les populations acquises à la cause des rebelles, la France et son armée sont prises à partie, des slogans anti-français se sont fait entendre : « armée française dehors ! », « Français vous nous empêchez de faire tomber le pouvoir de Gbagbo ». La prise à partie de la France par les belligérants traduit ce que d’aucuns ont qualifié d’ambigu dans sa position. De notre point de vue, la France a affiché une attitude attentiste commandée par le « ni indifférence ni ingérence » de sa nouvelle politique africaine. Par une sorte de pragmatisme, elle privilégie le maintien de l’ordre, la sécurité de ses ressortissants et la préservation de quelques intérêts financiers dans le pré-carré, au détriment d’un engagement positif en faveur des principes démocratiques dont le caractère universel n’est plus contesté. Est-ce ce que Stephen Smith a qualifié « d’indolence post-coloniale » ? Une attitude qui, loin du discours de la Baule sur la démocratisation, consiste à s’accommoder de n’importe quel pouvoir, pourvu que l’ordre règne et que les intérêts soient saufs. La France a pris le relais de la CEDEAO en organisant du 15 au 24 janvier 2003 sur son territoire à Marcoussis une table ronde sur la crise. L’impact d’une telle rencontre sur le rétablissement de la paix risque d’être bien insignifiant au regard des réactions hostiles enregistrées depuis la signature des accords.
III. Les initiatives et perspectives de sortie de crise.
1. Les initiatives
La rencontre de Lomé Dès le début de la rébellion militaire, plusieurs initiatives ont été prises, et toutes se sont prononcées en faveur d’un règlement politique négocié. La CEDEAO, dans le cadre de son mécanisme de règlement pacifique des différends, a tenu à Accra le 29 septembre 2003 un mini-sommet des Chefs d’Etat sur la crise [5]. Les Chefs d’Etat ont unanimement condamné « la tentative de remise en cause de la démocratie et de la légalité constitutionnelle en Côte d’Ivoire et ont déploré les nombreuses pertes en vie humaines et la destruction inutile de biens ». Les Chefs d’Etat « ont par ailleurs réaffirmé la position de la CEDEAO aux termes de laquelle aucune reconnaissance ne sera accordé à tout gouvernement qui prendra le pouvoir en renversant un gouvernement démocratiquement élu ou en utilisant des moyens anticonstitutionnels. » Le mini-sommet d’Accra a procédé à la mise sur pied d’un groupe de contact de haut niveau dont le président togolais assurera la coordination. Le groupe de contact a été chargé de la mission suivante :
Etablir le contact avec les « assaillants » ;
Amener les « assaillants » à cesser immédiatement les hostilités ;
Ramener le calme dans les localités occupées ;
Négocier un cadre général de règlement de la crise. Les Chefs d’Etat ont enfin « instamment demandé aux assaillants qui continuent d’occuper plusieurs villes de s’abstenir d’exercer des violences et voies de fait sur les populations de ces villes, d’engager sans retard le dialogue avec le groupe de contact de la CEDEAO, en vue de déposer leurs armes et de régler leurs différends avec le gouvernement par des voies pacifiques ».
En recevant à Lomé les acteurs de la crise, le président Eyadéma avait à l’esprit les termes du mandat que lui avaient confié ses pairs : il ne fallait en aucune façon octroyer à la rébellion une légitimité politique. Le président togolais leur a donc signifié que les militaires qu’ils étaient ne devraient avoir aucune revendication politique. Les négociations ont été ainsi limitées aux aspects militaires et corporatistes de la crise, sur lesquels il a obtenu du gouvernement ivoirien une promesse de loi d’amnistie, et le maintien dans l’armée des soldats en voie de démobilisation. Les pourparlers vont achopper devant le refus des rebelles de désarmer et devant leur insistance sur la démission de Gbagbo, suivie de l’instauration d’un « nouvel ordre politique » en Côte d’Ivoire.
Pour la résolution des aspects politiques de la crise, Eyadéma s’est adressé aux partis politiques ivoiriens. Cette initiative s’est soldée par la signature d’un accord intitulé « Déclaration des partis politiques relatives à la crise en Côte d’Ivoire », dont voici la teneur :
Réaffirmation de l’intégrité de la Côte d’Ivoire et du respect des institutions en place et de la légalité constitutionnelle.
Appel aux rebelles à déposer sans délai les armes et à libérer les zones occupées « afin d’éviter à la Côte d’Ivoire de sombrer davantage et aux populations de supporter de trop lourd sacrifice . »
Les rebelles ont été exclus de la signature de cet accord, ce qui marque l’échec inéluctable des pourparlers de Lomé. Au surplus, Alassane Ouattara, depuis la capitale sénégalaise où il était de passage pour un nouvel exil parisien [6], a dénoncé l’accord et a posé la démission de Laurent Gbagbo de la Présidence de la République comme unique condition idoine de sortie de crise. Gbagbo de son côté menace : « Si je démissionne ce sera dix années de guerre civile en Côte d’Ivoire » a-t-il confié au quotidien français Le Parisien.
Contrairement à ce que d’aucun ont pu écrire, l’échec des négociations de Lomé n’est pas celui du président Eyadéma mais bien de l’ensemble de la CEDEAO. En effet le mini-sommet des Chefs d’Etat, d’entrée de jeu, avait choisi de condamner les rebelles du fait de l’usage par eux de la force armée pour opérer un changement institutionnel. Mais une telle position de principe n’est-elle pas conforme aux normes aujourd’hui universellement admises de prohibition de la violence comme mode d’accession au pouvoir ? Les discussions de Marcoussis ne s’embarrasseront pas de ces principes.
La table ronde de Linas-Marcoussis Du 15 au 24 janvier 2002 à l’initiative de la France, une table ronde sur la crise ivoirienne a été organisée en France dans la commune de Linas-Marcoussis. Contrairement aux négociations de Lomé qui n’ont principalement concerné que le gouvernement et les rebelles du MPCI, la table ronde de Marcoussis s’est ouverte à l’ensemble de la classe politique ivoirienne, notamment tous les partis politiques ivoiriens représentés à l’Assemblée Nationale, le Rassemblement des Républicains [7] et les différents groupes rebelles : le MPCI, le MPIGO et le MJP.
A Marcoussis, toutes les questions ont été abordées, y compris les problèmes politiques et juridiques responsables de la fracture sociale que le pays connaît depuis au moins trois ans. Il s’agit pour l’essentiel des conditions d’éligibilité à la présidence de la République, du problème de la nationalité et celui de l’identification et du problème foncier.
Aussi inimaginable que cela puisse paraître, tant les positions des différents acteurs de la crise se présentaient comme inconciliables avant la rencontre dans l’hexagone, un consensus a pu être trouvé. Toutes les parties se sont engagées à assouplir les conditions d’éligibilité à la présidence de la République. Sur les questions de la nationalité, du foncier, du concept d’ivoirité, tous sont parvenus à s’accorder sur les nouvelles mesures à prendre. Un gouvernement de réconciliation composé de tous les principaux partis politiques et même des rebelles, avec un Premier Ministre de consensus, ayant en charge de mettre en œuvre toutes les réformes nécessitées par la réconciliation.
Selon le compromis politique de Marcoussis, le président Gbagbo poursuivra son mandat jusqu’à son terme, pendant qu’un Premier Ministre inamovible bénéficiera d’une délégation de pouvoir conformément à la Constitution, et d’une totale indépendance dans la conduite des réformes. Sur la question des droits de l’Homme Marcoussis ne s’est pas voulu en reste : « le gouvernement de réconciliation nationale demandera la création d’une commission internationale qui diligentera des enquêtes et établira les faits sur toute l’étendu du territoire national afin de recenser les cas de violations graves des droits de l’Homme et du droit international humanitaire depuis le 19 septembre 2002 (...) condamnant particulièrement les actions des escadrons de la mort, et de leurs commanditaires ainsi que les auteurs d’exécutionssommairessurl’ensembleduterritoire, la table ronde estime que les auteurs et complices devront être traduits devant la justice pénale internationale ».
Acquis et faiblesses de Marcoussis Marcoussis aura pour l’essentiel permis aux "frères ennemis" de Côte d’Ivoire de se retrouver et de discuter avec franchise des questions litigieuses. Il a ainsi été donné à tous de comprendre que la force des armes et la violence ont des limites, et que l’instauration de la démocratie commande l’usage de moyens d’expression pacifiques et non-violents, c’est-à-dire démocratiques. Les réformes envisagées à l’issue de la table ronde ne peuvent être opérationnelles que grâce à la capacité des acteurs politiques anciens et nouveaux (les rebelles) à séduire l’électorat ivoirien par le bon usage de la persuasion. Il y a lieu par conséquent de relativiser les avancées de Marcoussis en termes de réformes du cadre institutionnel ivoirien. Tout reste à refaire comme avant le 19 septembre 2002.
Le tableau idyllique que les participants à la table ronde nous ont montré à la fin des travaux, avec scènes de pleurs, embrassades entre frères ennemis et surtout engagement pris publiquement par tous de travailler à la réconciliation nationale à travers la signature des Accords, semblait de nature à ramener une paix durable, s’il n’était survenu un incident : au septième jour des travaux en effet, Mamadou Coulibaly, le Président de l’Assemblée Nationale ivoirienne, accusant Pierre Mazeau, le coordonnateur de la table-ronde, de faire la part trop belle aux rebelles en leur concédant par la négociation ce qu’ils n’avaient pu obtenir par les armes, et de se rendre ainsi complice d’un coup d’Etat constitutionnel, quitte abruptement la table ronde et regagne Abidjan.
L’incident était de taille quand on considère que la viabilité des accords obtenus dépend pour une grande partie de l’adhésion sincère des membres de l’Assemblée Nationale aux dits accords ainsi qu’ilrésultedu point 3-e) : « les partis politiques représentés à l’Assemblée Nationale et qui ont participé à la Table Ronde, s’engagent à garantir le soutien de leur député à la mise en œuvre du programme gouvernemental ». En outre, seule l’Assemblée Nationale a compétence pour mettre en œuvre les réformes législatives ou constitutionnelles prévues par les accords.
En second lieu, par souci sans doute de ramener la paix, Marcoussis a évité les questions éthiques sur le bien-fondé ou non du recours à la force dans le cadre politique. Il n’y a eu aucune condamnation de principe de la rébellion analogue à ce que le mini-sommet des Chefs d’Etat de la CEDEAO avait pris soin de faire. Une telle attitude, certainement commandée par la Realpolitik, peut constituer un précédent regrettable et signifier pour certains la caution de la communauté internationale au langage des armes comme mode de revendication politique.
Des inquiétudes subsistent sur la question de la gestion des droits de l’Homme dans la période d’après Marcoussis. Chirac a annoncé une tolérance zéro pour l’impunité. Belle déclaration si elle ne prêtait au soupçon d’instrumentalisation de la notion d’ « impunité ».
Pourquoi dénoncer solennellement les escadrons de la mort présumés imputables au gouvernement ivoirien, sans dénoncer aussi les massacres dont se rendent coupables les rebelles dans les zones qu’ils occupent et cherchent à contrôler ? Marcoussis aura sonné aux yeux de beaucoup comme une sorte de légitimation de la rébellion et une banalisation des atrocités par elle commises. L’existence de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité aussi à la charge des rebelles, que ce soit au Nord ou à l’Ouest, est aujourd’hui abondamment mise en lumière par les organisations de défense des droits de l’homme [8] .
A Marcoussis, il a été arrêté que le gouvernement de transition mette sur pied une commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme et se charge d’exercer contre les coupables une poursuite judiciaire. Nous doutons de l’applicabilité d’une telle disposition, dès lors que des présumés coupables siègent précisément dans ce gouvernement et n’ont aucun intérêt à se faire hara-kiri. Il aurait été indiqué que Marcoussis jette immédiatement les bases de la création d’un Tribunal ad hoc pour la Côte d’Ivoire.
L’octroi des Ministères de la Défense et de l’Intérieur aux rebelles du MPCI constitue une autre menace sur les accords. Le contrôle de la défense représente un des enjeux majeurs de cette crise. Dans la nuit du 18 au 19 septembre, il s’agissait pour les rebelles de prendre le contrôle des principaux sites militaires à Abidjan, puis dans certaines zones du pays, et d’opérer ainsi un coup d’Etat militaire contre le régime en place. Dans ces circonstances, leur accorder le Ministère de la défense revient à remettre entre leurs mains les moyen d’atteindre leur dessein. Car la cohabitation gouvernementale à Abidjan semble pour le moins difficile aujourd’hui, au regard de l’espèce d’équilibre des rapports de forces qui prévaut. Si Korhogo, et dans une moindre mesure Bouaké (où la population est moins homogène politiquement et ethniquement [9]), peuvent être dirigées par les rebelles, ce sera difficilement le cas à Abidjan et plus généralement dans le Sud, où le rapport de force sociologique dessert les rebelles [10] .
2. Les perspectives
Marcoussis nous permet de croire qu’une place existe encore pour le bon sens et pour la discussion. La table ronde constitue donc une chance qui peut être capitalisée par des efforts sincères et bien conjugués de la part des acteurs de la crise. Dans le même temps, l’espoir de résolution pacifique de la crise suscité par la rencontre des frères ennemis pourrait voler en éclat et plonger le pays dans une situation catastrophique.
Le scénario catastrophe Les positions maximalistes affichées peuvent aboutir à un pourrissement de la situation et une généralisation de la guerre sur l’ensemble du territoire, ce que la force-tampon de l’armée française a permis jusque là d’éviter. Gbagbo, après des valses d’hésitation a accepté l’entrée des rebelles dans le gouvernement conformément aux accords, mais se refuse à leur octroyer les Ministères de la Défense et de l’Intérieur. Les mouvements rebelles de leur côté sont tous solidaires du MPCI. Pour eux, il n’est pas question d’entrer dans le gouvernement à mettre en place si ce mouvement n’a pas la gestion des Ministères de la Défense et de l’Intérieur. Le MPIGO a même menacé de faire éclater la guerre civile en cas de non satisfaction sur ce point [11]
Dans l’hypothèse où, ces menaces étaient mises à exécution et si les rebelles avançaient jusqu’à Abidjan, ils rencontreront certainement une résistance farouche de la part de la garde prétorienne du Chef de l’Etat et des éléments qui lui sont restés fidèles, notamment la gendarmerie nationale. Aussi la menace de Gbagbo d’une guerre de dix ans s’il démissionnait est à prendre au sérieux. L’exemple du Libéria en témoigne : la perte du pouvoir, par Samuel Doe, assassiné dès les premières heures du soulèvement militaire, n’y a nullement empêché la poursuite d’une guerre qui dure depuis plus de dix ans. En outre, les 3000 nouvelles recrues de l’armée nationale de Côte d’Ivoire peuvent aisément se constituer ou se comporter en milices et entreprendre une guérilla urbaine contre les mouvements rebelles. Les escadrons de la mort qui sévissent en ce moment à Abidjan montrent que ce risque est réel.
Le plus probable des scénarios-catastrophes est la persistance de poches de résistance dans l’une ou l’autre partie du territoire, avec une partition de fait, par le renforcement et l’effectivité de l’autorité des rebelles sur les zones qu’ils contrôlent. Des poches de résistances pourraient aussi être constituées par les milices pro-FPI, si ce parti, dans ces circonstances de crise, venait à perdre le pouvoir. Cette résistance pourrait être organisée dans certaines communes d’Abidjan et dans les régions de Gagnoa ou Divo au Centre-Ouest.
En tout état de cause, la cohabitation entre les différentes populations ivoiriennes s’avère désormais problématique au regard des traumatismes causés par la guerre. Une victime en témoigne : « Cette guerre dans l’ouest, est dirigée contre le peuple wê, les Guéré. Tous les villages et campements guéré ont été détruits par les rebelles constitués de Libériens, Sierra-léonnais et aidés par les Yacoubas partisans de feu le général Robert Guéï. La preuve la ville de Logoualé, essentiellement peuplée de Yacouba n’a pas le même visage que Bangolo, une ville guéré alors que située dans la même zone...La cohabitation entre Guéré et Yacouba après la guerre dans cette région s’annonce très difficile [12] ».
Les scénarios heureux de sortie de crise Au niveau politique. La crise s’est enlisée et le retour à la paix ne sera possible que si chacune des parties accepte de faire des concessions, qu’il s’agisse du pouvoir en place, des rebelles et du RDR, dont la responsabilité dans la rébellion est dénoncée par les pouvoirs publics à mots à peine couverts.
La démission de Gbagbo ne semble pas réaliste, pour plusieurs raisons :
Démissionner sous la pression des armes constituerait un précédent regrettable pour la démocratie, non seulement en Côte d’Ivoire mais dans l’ensemble de la Sous-Région. Tout groupement politique ou social mécontent de la gestion du pouvoir pourrait s’inspirer de cet exemple et exprimer ses revendications par la force des armes.
Ni Gbagbo ni ses partisans n’envisagent un seul instant cette éventualité. Ils l’excluent même avec la même détermination que celle affichée par les rebelles dans leur refus de déposer les armes.
Il n’est pas certain que sa démission soit de nature à ramener la paix.
Marcoussis offre le minimum acceptable sur le mandat présidentiel en cours : Laurent Gbagbo reste au pouvoir en délégant à un Premier Ministre de consensus de larges pouvoirs exécutifs. Les partis politiques et les divers mouvements rebelles devraient avoir cela à l’esprit et réaliser que l’essentiel n’est pas de figurer dans un gouvernement éphémère mais de se battre en vue d’obtenir des structures indépendantes et impartiales pour la crédibilité des scrutins à venir, d’autant plus que le mandat présidentiel en cours s’achève de toutes les façons dans deux ans, en 2005.
Au plan militaire. Les rebelles du MPCI contrôleraient aujourd’hui une armée de plus de 20.000 combattants essentiellement issue de la population civile. Il est également attesté que le MPIGO et le MJP à l’Ouest ont pour combattants de nombreux civils dont des mercenaires libériens. Si le MPCI souhaite absolument obtenir le portefeuille ministériel de la Défense, nous estimons que cela est avant tout commandé par le besoin élémentaire de prudence et de sûreté pour ses membres : de quelles garanties disposeraient-ils pour déposer les armes, alors qu’ils courent le risque de se faire massacrer par le camp adverse une fois qu’ils seront désarmés ? La même inquiétude est précisément partagée par les soldats gouvernementaux aux cas où leurs ennemis auraient le commandement de la défense.
Devant la légitimité de ces préoccupations, et en vue de permettre que chaque camp soit suffisamment en confiance, l’on pourrait suggérer que les deux Ministères problématiques de la Défense et de l’Intérieur (pour ce qui concerne son aspect sécurité) soient fondues dans un organe collégial qu’on pourrait dénommer Conseil National de la Sécurité et de la Défense, composé des représentants des forces françaises, des troupes de la CEDEAO, des forces loyalistes et des soldats insurgés. Ce conseil sera chargé de la réforme de l’armée, de la police et de la gendarmerie.
En guise de conclusion, nous pouvons noter que l’insurrection armée pour l’heure n’aura eu que ce triste mérite de complexifier sous certains aspects une crise ivoirienne déjà suffisamment ardue. Aux problèmes de la lutte pour la démocratie, contre la discrimination, et pour une justice indépendante et impartiale, qui sont communs à nombre d’Etats en Afrique, viennent s’ajouter désormais des questions préalables de démilitarisation, de désarmement, de démobilisation et surtout de réunification du pays. Certains spécialistes des questions africaines, tel Jean-François Bayard, voient en cette guerre un mode de formation et de régulation de l’Etat. Selon lui cette guerre civile que la Côte d’Ivoire connaît « ressemble plus à un processus tragique de modernisation et comporte les ingrédients d’une transition démocratique [13] ». Nous croyons pour notre part que la Côte de ce début du XXIème siècle aurait pu faire l’économie de ce long détour moyen-âgeux vers la démocratie. La souffrance infligée à la population par cette crise est telle que ce sont les fondements même de la nation qui sont menacés. Comment comprendre que les « exécutions sommaires, (les) personnes âgées brûlées vives dans leurs maisons, les civils contraints à enterrer leur propres parents ou amis, les cadavres jetés dans les puits pour contaminer la source d’eau d’un village et le rendre inhabitable [14] » soient autant d’actes nécessaires pour instaurer la démocratie ?
[1] Christophe Kragbé Gnagbé, membre de la tribu Guébié, a soutenu le 7 mai 1963 une thèse de Doctorat en économie sur le thème « Tableau économique et social de la Côte d’Ivoire », puis il crée en 1966 le Parti Nationaliste Africain (PANA) en application de l’article 7 de la Constitution ivoirienne de 1960.
[2] http://www.woyaa.com/index.html.
[3] Les gendarmes mis en cause par les missions d’enquêtes internationales ont été traduits devant la justice militaire à Abidjan et ont bénéficié d’un non-lieu pour insuffisance de preuve. Les victimes, constituées en Collectif des Victimes de Côte d’Ivoire (CVCI) ont saisi le 28 juin 200 le Tribunal de Bruxelles d’une plaine contre L. Gbagbo, R. Guéi, L. Kouassi et E. Boga Doudou pour crime de droit international. La plainte sera déclarée irrecevable par la Cour d’Appel de Bruxelles aux motifs que les mis en cause ne se trouvaient pas sur le territoire belge au moment du dépôt de la plainte. cf. www.un.org/french/hr/ivory.htm .
[4] cf Valérie Thorin , Jeune Afrique L’Intelligent, 25 février 2003.
[5] Fraternité Matin (quotidien ivoirien) n° 11371 du 30 septembre 2002.
[6] A. Ouattara s’était déjà exilé à Paris suite aux violences politiques d’octobre 2000 consécutives à l’invalidation de sa candidature aux élections législatives. Il a regagné la Côte d’Ivoire à la faveur du Forum National pour la Réconciliation tenu à Abidjan au dernier trimestre de l’année 2001. Auparavant sous le régime d’Henri Konan Bédié et faisant l’objet d’un mandat d’arrêt international, il avait dû s’exiler en France pour ne revenir en Côte d’Ivoire qu’après le coup d’Etat de décembre 1999.
[7] Suite à l’invalidation de la candidature de son leader A. Ouattara aux élections législative en décembre 2000 pour cause de doute sur sa nationalité, le RDR décide de retirer tous ses candidats des compétitions électorales.
[8] « Côte d’Ivoire : une suite de crimes impunis » Amnesty International.
[9] Bouaké n’est dirigée qu’au prix d’un déplacement massif de la population non nordiste, et surtout d’une mise sous silence des courants de pensée opposés à l’action du MPCI. Nous assistons à l’élimination physique systématique de l’opposition dans les zones sous contrôle des rebelles.
[10] La plupart des revendications des rebelles sont calquées sur celles du RDR ; or ce parti ne dirige à Abidjan que 2 communes sur la dizaine que la ville comporte.
[11] Humanité du 26 février 2003..
[12] L’Inter (quotidien ivoirien), 3 mars 2003. « Les populations Guéré victimes de « coupeurs de bras » anglophones »
[13] Le Nouvel Observateur, 07 février 2003, « Gbagbo et les nouveaux nationalistes ».
[14] www.misna.org/fra « Exécutions sommaires, atrocités et barbaries : le moyen-âge des rebelles dans l’Ouest du Pays. »