Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Le chambellan de service, Manoutcher Saneï, ouvre la porte, la lumière vive de l'antichambre chasse la pénombre. Décontenancé, le shah retire ses lunettes. Avant de s'incliner, Baheri découvre son nouveau visage au relief raviné, aux joues émaciées, à l'écorce flaccide qui semble vidée de sa pulpe. Sous la lumière crue, Mohammad Reza cligne des yeux et reste dans l'embrasure, interdit, les lunettes à la main. Au fond des orbites, des nénufars bistres ont éclos, stigmates de la fatigue et de la détresse subies depuis de longs mois.

Son regard se fait dur, hostile, semblable à celui d'un enfant incompris dont on s'obstine à contrecarrer les projets : « Il faut vraiment que je quitte mon cher Iran, monsieur Baheri ! » Quand il lui serre la main, ce dernier en retire l'impression qu'il la conserve dans la sienne plus longtemps qu'à l'ordinaire, par cet ultime contact par lequel il cherche à transmettre son désarroi.

Le roi traverse l'antichambre. Dans un miroir au cadre doré, se reflète le buste en marbre blanc de Reza Shah Kabir, le grand roi à la « poigne de fer », fondateur de la dynastie qui va s'éteindre avec son fils. Chaque fois qu'il pénètre dans cette pièce, Mohammad Reza a l'impression que le regard inquisiteur du colosse autant admiré que redouté le suit jusqu'à ce qu'il atteigne son bureau. Il ne peut s'empêcher de penser que l'œil impérieux le jauge derrière la porte, invisible mais omniprésent, scrutant avec une ironie condescendante le moindre firman qu'il paraphe.

Hier, le shah a quitté Téhéran pour superviser  le transfert des cendres de son père, inhumé au sanctuaire Shah Abdol Azim de Rey, l'antique Rhagès, ainsi que de celles de son frère puîné Ali Reza, tué dans un accident d'avion. Dans le plus grand secret, les dépouilles ont été conduites de nuit au sein des mont Elbourz pour y être dissimulées dans une cavité, ainsi que les rois achéménides dans les flancs de la montagne de Persépolis.

A travers le reflet des pendeloques, Reza Shah observe son fils avec un visage d'une impassibilité marmoréenne. Mohammad Reza hésite. Il contemple la lumière du lustre danser sur la surface moirée du trumeau comme un feu follet au-dessus d'un étang. Il n'ose se retourner, de peur d'avoir à affronter ce masque sévère qu'il connaît si bien depuis sa prime enfance. Le Roi des Rois est paralysé par un regard de pierre réfléchi par un miroir, lui que les grands de ce monde ont jalousé à cause de son pétrole et devant lequel les courtisans s'inclinaient avec flagornerie.

Il est fasciné par cette brume qui se lève, nimbant de son halo la figure implacable du commandeur. Ce dernier lui a laissé en dépôt, par fidéicommis, une couronne avec la charge de la transmettre à son propre fils. Il ne s'est pas montré digne de cette mission en se hissant à la hauteur du modèle.  Avec les réformes dont il a gavé son peuple, il a planté dans son royaume un arbre qui n'a donné que des fruits amers et des feuilles ensanglantées.

Le shah hésite toujours à se retourner et à braver le regard marmoréen. Il reste là, debout, hypnotisé par le chatoiement du lustre, par cette réflexion de la lumière sur le velours de la glace de Venise, submergé par un sentiment d'échec qui remonte à la surface. Une sonnerie de téléphone retentit dans une pièce déserte. Emergeant du précipice catatonique dans lequel il vient de sombrer, Mohammad Reza se libère des serres du remords. Il se retourne à la manière d'un automate pour s'incliner devant le buste, puis claque les talons et descend l'escalier. Pour la dernière fois, il foule aux pieds le tapis de Kerman, fresque soyeuse dévidant la chaîne des rois depuis les Achéménides. Manoutcher Saneï vient de satisfaire au téléphone la pressante interrogation de l'ambassade américaine : oui, le shah quitte le palais.

Depuis plusieurs semaines, le palais ne vibre plus au rythme d'une ruche où venaient s'ébattre les volées familières de politiques, de militaires et de courtisans. L'équipage du navire aulique a réduit la voilure. Le shah s'avance dans le hall déserté des visiteurs avides d'une audience, de ses aides de camp et chambellans en habit. Des membres de la cour et de la famille royale, des banquiers, des industriels et des nantis ont émigré,  non vers Coblence mais  sur la Côte d'Azur ou aux Etats-Unis, en ayant pris soin de faire transférer d'importantes sommes d'argent sur des comptes à Genève, Londres ou New-York.

Accompagné par une impératrice élégante (manteau beige, col bordé de fourrure, toque assortie), aussi bien à cause du froid piquant que des caméras de télévision qui retransmettent l'événement historique, le roi débouche sur le péristyle. Comme à l'accoutumée, il est vêtu de façon austère : costume gris foncé, cravate à fines rayures que laisse transparaître l'échancrure du pardessus en cachemire bleu nuit.

Alignés  sur les marches de l'escalier, des officiels, des domestiques, des officiers de la garde impériale pleurent, certains silencieusement en refoulant leur chagrin, d'autres en extériorisant leur douleur à la mode orientale. A l'aveuglette, les souverains serrent des mains, prennent congé, gênés au fond d'eux-mêmes d'abandonner à un sort improbable ces fidèles. On perçoit un roulis où se mêlent en un canon tragique sanglots, lamentations, implorations.

Le maigre cortège de suppliants accompagne le couple jusqu'à l'héliport où sont stationnés deux hélicoptères bleu et blanc. Le shah et la shahbanou, pour des raisons de sécurité, grimpent chacun dans leur aéronef. La foule s'amasse autour des appareils alors que les pales entament leur rotation. Le souverain baisse la vitre pour exhorter ses fidèles à prendre du champ.

Son hélicoptère s'élève dans le vrombissement des rotors soulevant des tourbillons de neige. Le shah est accompagné par Aslan Afshar, son responsable du protocole, et par un officier de la garde, le colonel Djahanbini ; la reine, par le docteur Lucy Pirnia, pédiatre des enfants royaux qui se sont envolés récemment pour rejoindre le prince Reza aux Etats-Unis, et par son garde du corps personnel, le colonel Yazdan Nevissi.

Pour la dernière fois, le Shahinshah survole cette cité rétive de quatre millions d'âmes, cette hydre aux tentacules épousant les pentes de l'Elbourz. Il peut observer sous ses pieds cette « Métropolis » qui a beuglé sa haine. Par ascèse, elle a consenti à l'incendie de ses hôtels, de ses banques, de ses cinémas ; elle s'est dépouillée des oripeaux d'une occidentalisation forcée et, par catharsis, elle a versé le sang de ses habitants afin qu'il parte au diable, lui, le cheval de Troie de l'impérialisme américain.

Le roi demeure silencieux, déjà détaché de ce qui l'entoure ; il détourne son regard de cette ville qui a drainé parmi ses avenues une foule innombrable dont la seule présence valait referendum contre la monarchie. Il commence à haïr ce peuple ingrat dont il s'est cru aimé tel un père et dont il a désiré avec des voies de despote le progrès.

Les deux hélicoptères se posent près du pavillon d'honneur de l'aéroport de Mehrabad. Le shah affronte les journalistes avec gravité. Sa voix monocorde est étouffée par le hululement d'un vent glacial descendu en force de la montagne aux flancs caparaçonnés d'hermine : « M'étant engagé à trouver une solution politique à la crise, j'ai demandé à M. Bakhtiar de former un nouveau gouvernement... Je me sens fatigué, j'ai besoin de prendre du repos... J'avais également déclaré que, lorsque le gouvernement serait investi, j'effectuerais un voyage. En mon absence, mes fonctions seront exercées par le Conseil de Régence, conformément à la Constitution ».

Le Premier ministre se fait attendre. Le shah donne l'ordre de joindre le Madjlès : l'investiture est imminente. Il adopte une attitude en apparence impassible et s'entretient avec le nouveau ministre de la Cour, Ali Gholi Ardalan et son chef d'état-major, le général Abbas Gharabaghi. A ce dernier, il réitère ses instructions formelles : « « Soyez vigilant. Que les commandants des armées résistent à la tentation du coup d'Etat. Une telle initiative compromettrait nos chances de revenir en Iran ».

Enfin se pose sur le tarmac un hélicoptère qui fait virevolter des nuages d'une charpie mêlée de grésil. En descend Chapour Bakhtiar, la moustache amidonnée, époussetant son costume en cheviotte. Se baissant pour éviter les pales, il rejoint le pavillon à pas redoublés. Il est accompagné par le président de l'Assemblée Djavad Saïd. Tous deux s'inclinent devant le souverain qui devise avec les officiels. Celui-ci a mis un point d'honneur, en préservant les apparences constitutionnelles, à ne pas quitter le territoire national avant l'investiture. Plutôt rasséréné, la reine à ses côtés, il s'adresse à Bakhtiar : « J'espère que vous serez en mesure de rétablir l'ordre, puisque  j'ai prescrit à l'Armée de soutenir le gouvernement légal et de s'abstenir d'un coup d'Etat ».

Alors que Chapour Bakhtiar va prendre congé, la voix de Mohammad Reza qui se doute qu'il mourra comme son père sur une terre étrangère se colore de solennité : « Je vous confie l'Iran et vous mets entre les mains de Dieu ». Malgré les rancoeurs éprouvées contre ce roi qui l'a jeté en prison et privé de passeport, le Premier ministre ne peut empêcher l'émotion de le gagner.  Se laissant fléchir par des sentiments de compassion, il s'incline et, suivant l'usage, baise la main du shah qu'il se targue d'avoir chassé du pays, alors même que devant les medias, il affecte à son égard une attitude distante.

Affrontant les bourrasques de vent qui incurvent les silhouettes, le roi, la reine et leur suite se dirigent vers l'avion, un Boeing 707 bleu et blanc baptisé Shahine. Malgré le chagrin et la fatigue, le shah n'a rien perdu de sa dignité. Une brume de tristesse infinie voile un visage hébété. Chacun devine qu'il surmonte ces adieux déchirants par une tension de la volonté, de toute évidence aidée par les antidépresseurs.

Alors qu'il s'avance vers l'appareil, la cohorte des fidèles ne peut plus contenir son émotion.  Le général Badreï, commandant en chef de l'armée de terre, un colosse kurde de près de deux mètres, se jette sur la main du roi pour l'embrasser, puis s'inclinant, lui enserre les genoux à la manière des suppliants antiques. Le shah, indécis, lance sa jambe gauche en avant tandis que la droite reste fléchie, un vrai pas de tango, mais l'officier ne se relève pas, il reste agrippé à la jambe de son suzerain. D'ordinaire si maître de ses émotions, le souverain ne peut retenir ses larmes, tellement le moment est poignant.

Le général l'adjure de ne pas quitter le pays, le roi se baisse et, avec commisération, le relève. « Si vous abandonnez l'Iran, ce sera sans retour, Majesté ». Mohammad Reza le fixe toujours, veut prolonger cette cérémonie d'allégeance en gardant la main du général dans la sienne, puis s'éloigne sans un mot.

On apprend au shah que l'Imam Djomeh, contrairement à la coutume, fait défection pour réciter les prières  avant l'envol. Il en conçoit une mortification supplémentaire. Malgré l'absence du religieux, le rituel est respecté : le couple impérial franchit les ultimes mètres sous la protection de l'exemplaire du Coran qui ne quitte jamais le shah. Il passe trois fois dessous en le baisant. Puis il s'adresse au commandant de la garde, le général Ali Neshat : « Faites ce que vous jugerez nécessaire. J'espère qu'il n'y aura pas de morts ». Ce sont ces dernières paroles prononcées en terre iranienne.

Le shah et la shahbanou escaladent la passerelle, accompagnés par un silence pesant, parfois entrecoupé par des sanglots et des gémissements. Parvenu en haut de l'échelle, le dernier Pahlavi, les yeux brouillés par les pleurs, des plis amers aux coins de la bouche, s'engouffre dans l'avion, sans se retourner pour un ultime salut de la main.

Imitant le geste de son père, il a emporté dans une boîte en argent de la terre d'Iran.

Comme le roi Djam-Chid, le fondateur de Persépolis, il a définitivement perdu la splendeur divine (Farré-Izadi), émanation de la lumière infinie conférée par Ahura-Mazda aux hommes qui suivent la route droite. Aveuglé par la vanité, il a tiré du fourreau une épée aiguisée qui, après l'avoir blessé, a servi à ses ennemis.

Il est treize heures un quart locales, ce mardi 16 janvier 1979.

 

Copyright  DANIEL CLAIRVAUX

Tag(s) : #Documents
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :