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INUTILE CASSANDRE : J'AVERTIS LE SHAH D'UN PERIL QUI LE MENACE INUTILE CASSANDRE (suite) "Inutile Cassandre, j'ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés..." Chateaubriand, Discours à la Chambre des Pairs, 7 août 1830. La limousine traverse à contrecoeur les quartiers populaires où les façades de guingois des maisons d'adobe font roussir leur pelage de faon au soleil. De loin, cligne comme un œil borgne la porte de fer peinturlurée de bleu devant laquelle des enfants au crâne rasé jouent à saute-mouton parmi des poules qui picorent. Par un large boulevard flanqué d'une rangée de palmiers aux feuilles poussiéreuses alternant avec des buissons de lauriers-roses, elle atteint les abords des opulentes villas. Le chauffeur s'arrête devant la résidence de l'ostandar. Franchissant la grille gardée par deux factionnaires, il emprunte l'allée de peupliers blancs qui vient mourir devant la terrasse à laquelle on accède par un escalier en fer à cheval. Sur les frontons de la colonnade, des frises de céramiques jaunes et bleues mettent en scène des lions et des léopards dévorant des gazelles. Sur le miroir des bassins, des lotus d'Egypte à l'éclat de porcelaine, gardé depuis le bord par les lances mauves et jaunes d'iris préposés au rôle d'eunuques, ont déplié sur ce harem aquatique leurs ailes de papillons. Des cataractes dont le débit évoque une coulée d'acier jaillissant du four irriguent les parterres de roses et d'hibiscus. Non pas un jardin véritable, plutôt un reflet, une préfiguration du Paradis. Je me souviens que le roi des Perses aimait trouver dans chacune de ses satrapies un jardin rempli à profusion des merveilles de la terre, le fameux paradaida. Tout près de là, à Suse sa capitale, Assuérus (Xerxès) n'a-t-il pas donné « dans la cour du jardin de la maison royale » un grand festin qui dura sept jours ? Un chambellan me précède à travers des corridors aux dallages ornés de mosaïques. Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit et me laisse conduire en automate. C'est alors que me parvient l'écho d'une musique aussi ample que lugubre. Je reconnais aussitôt l'ouverture du Vaisseau fantôme et le leitmotiv du Hollandais scandé par le mugissement des cors et des bassons. Crescendo, les cordes hululent dans la baie, soutenues par le fracas des timbales soulignant la tempête qui fait rage. Bientôt, l'antichambre métamorphosée en port résonne du Hoiohé ! Halloio ! des marins carguant les voiles. C'est le premier opéra que j'ai vu à Garnier. Je suis obligé de m'asseoir. Le chambellan reste interdit, respectant cette vague d'émotion qui me submerge. Je ne peux résister à l'appel du large, je me laisse emporter vers le Hollandais qui vient d'entrer en scène dans son pourpoint noir à la Ruy Blas, ce présomptueux qui osa braver Dieu : « Le salut que je cherche à terre, jamais je ne le trouverai !... Flots des Océans, je vous reste fidèle, jusqu'au jour où se brisera et tarira votre dernière vague ! ». Accablé par la malédiction qui pèse sur lui, il se lamente : « Nulle part de tombe, jamais de mort pour moi ! Voilà le décret effrayant qui me damne ». Le domestique s'approche de moi, croyant que j'ai été la proie d'un malaise. Quand son doigt m'effleure, ce geste prosaïque me ramène à la terre. Arrivé devant une porte, il toque et s'efface. J'ai conscience du fait que, dans quelques secondes, je serai en tête-à-tête avec le chef d'Etat d'un pays en voie de développement qui tint la dragée haute à Staline et traita d'égal à égal avec l'Amérique aidé par ses feudataires de l'OPEP. En dépit de ces références historiques, je trouve la volonté de me propulser dans un salon aux murs tendus de velours bleu de Prusse. Autant que j'en puisse juger par un coup d'œil me permettant de différer le face-à-face, le mobilier est de facture française, dix-huitième. Je m'attarde sur une commode à tiroirs recouverte d'une malachite sur laquelle trône un vase de Sèvres. Mais il me faut affronter le successeur du Roi des Rois, celui qui s'adressait au cénotaphe de Cyrus dans une vibrante prosopopée. Il s'avance vers moi, serre la main que je lui tends, m'invite avec courtoisie à m'asseoir sur un canapé, lui-même prenant place dans une bergère Louis XV. Mohammad Reza Pahlavi s'est rendu compte de mon trouble, il a l'habitude d'une telle réaction en sa présence, il sait qu'il fait figure de mythe. Je l'examine à la dérobée, mes yeux restant rivés aux motifs floraux du tapis. Il a abandonné le costume civil pour revêtir la tenue bleu ardoise de général d'armée de l'air - sa vocation seconde - épaulettes étoilées, aucune décoration sur la vareuse, juste l'insigne et les barrettes fixées au-dessus de la poche. Sa casquette à visière avec la couronne Pahlavi en cabochon est posée sur une console. Sans doute tient-il à signifier à son armée qu'il demeure, malgré les périls, son commandant en chef. A mon étonnement, sa chevelure lissée en arrière ne conserve aucune trace des estafilades reçues. Rien dans son attitude impavide ne laisse transparaître la moindre trace d'émotion. Toujours aussi maître de lui-même et détaché des événements, héritage d'un certain fatalisme, je ne sais, en tout cas la marque des hommes supérieurs. Soudain, son regard que je prends bien soin de seulement croiser sans jamais le soutenir m'enveloppe ; je distingue, sous la corniche des sourcils charbonneux, ses profonds yeux noirs dont la perspicacité désenchantée à l'égard de la nature humaine et la langueur mélancolique pénètre jusqu'au tréfonds de mon âme. Je ressens cette souffrance secrète qui affleure : les yeux de l'homme qui n'a aimé qu'une seule femme, Soraya Esfandiary. L'inaltérable passion des amants qui survit à la raison d'Etat. Il introduit l'entretien en me remerciant pour le geste qui lui a certainement sauvé la vie. Je rougis jusqu'à la racine des cheveux. - Vous savez, monsieur, j'ai échappé à six tentatives. Je dois être protégé par Allah ou avoir la baraka comme mon ami Hassan II. Cette fois-ci, vous avez été l'instrument du destin. J'humecte mes lèvres sèches, je bégaie d'inaudibles banalités, ce dont il ne se formalise pas, il comprend ma gêne. Il s'exprime d'une voix assourdie dans un français sans accent, hormis le timbre nasillard, comme on le parle peu en France et le pratiquent des étrangers admiratifs de notre culture. Parfois, achoppant sur un mot ou une expression, il marque une pause brève. Je sais que notre langue lui a été inculquée dès l'âge de six ans par sa gouvernante française mariée à un Iranien, Mme Arfa. - Je ne sais comment vous remercier, monsieur le professeur. Car je vous suis infiniment redevable, à vous qui êtes si jeune. Comment puis-je... ? L'oscillation de mon cœur se calmant, je lance une idée qui me tient à cœur depuis quelques mois : « Majesté, vous savez que mes compatriotes travaillent sur le Karun pour l'édification des centrales nucléaires. J'ai un projet pour Ahwaz, je voudrais y créer un Institut français en y associant des personnalités iraniennes. Mais j'ai besoin d'un feu vert ». - Ce feu vert, je vous le donne volontiers. Mon cabinet vous appuiera auprès du recteur (il adresse des instructions en fârsi à un secrétaire qui fait tapisserie sur le bord d'un fauteuil). Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous ? Sans plus réfléchir, je réalise que dans cette invite, comme hier, le destin ou l'histoire je ne sais, m'accorde une faveur. - Oui, Majesté. J'ai à vous faire part d'une information vous concernant que j'ai recueillie à l'ambassade de France. Aussitôt, je suis conscient que ses yeux toujours un peu anxieux m'envisagent sous un angle différent, pas forcément favorable : « Mais s'il s'agit d'un renseignement émanant de votre ambassade, sans doute doit-il rester confidentiel. Pourquoi m'en informer ? » Pour l'heure, je suis confus, mes phrases alignées comme la tirade d'un sociétaire achoppent sur ma langue. Mais je ne peux reculer, je me suis piégé moi-même. Cette nuit, étendu sur mon lit, j'ai pourtant répété mon rôle. Je n'ai pas la prétention de me croire le protagoniste d'un drame, pourtant je suis convaincu, à tort ou à raison, qu'une évolution se mijote en coulisse. - Majesté, l'autre service que vous pouvez m'accorder est de considérer cette information comme ne relevant pas du secret d'Etat. D'autre part, vous n'êtes pas censé l'avoir obtenue de moi. En quelques secondes, son expression s'altère, gravissant la gamme qui va de l'étonnement à l'intérêt en passant par une animosité à peine voilée : « Je vous écoute, monsieur ». - Je me suis trouvé à mon ambassade récemment au retour d'une excursion sur les bords de la mer Caspienne. J'avais rendez-vous avec le conseiller culturel. Dans la salle d'attente, la porte d'un bureau étant entrouverte, j'ai surpris une conversation. - Continuez. - Les interlocuteurs s'entretenaient de politique étrangère. D'après ce que j'ai pu comprendre, il en ressortait que Washington est maintenant favorable à ce que « le shah passe la main ». - « Passe la main », dites-vous ? Et pour quelle raison ? En avez-vous appris plus ? - Oui, Majesté, car l'entretien s'est poursuivi encore cinq bonnes minutes. Faisant allusion à vous, l'un des intervenants s'est écrié : « Il a pris la grosse tête, il rêve de transformer son pays en grande puissance et il pense pouvoir y arriver en s'affranchissant de son allié ». On lui répondit en anglais : « Oui, nous savons qu'il prétend y parvenir avec l'aide de certains aiguillons susceptibles d'être fournis par son voisin russe. Il est clair qu'il recherche sa liberté de mouvement ». - Est-ce tout ce dont vous vous souvenez ? - Non, le même interlocuteur répliqua, toujours en anglais : « Cette situation est plus que préoccupante pour nous. Nous sommes d'avis que si le shah ne modifie pas sa politique, notre intérêt est de le changer ». Après la conversation, j'ai vu sortir du bureau un Américain à forte carrure. - Un physique à la Charlie Chaplin, avec des cheveux poivre et sel en bataille ? - Oui, Majesté (effectivement, il m'avait fait piètre impression avec sa tenue relâchée, ses chaussures grotesques évoquant Charlot). - D'après la description que vous venez de me faire, il pourrait s'agir de l'ambassadeur Sullivan. A ce moment, un domestique fait son entrée, portant sur un plateau un flacon et un verre d'eau. Il s'approche du shah qui, en extrayant une pilule, l'avale sans autre cérémonie accompagnée d'une gorgée d'eau. William Sullivan, successeur de Richard Helms à Téhéran, diplomate chevronné autant que pragmatique, réputé dans la ligne de Kissinger, un républicain soucieux de l'intérêt bien compris dans les relations irano-américaines. Je remarque que le shah balance sa jambe droite repliée sur la gauche au fur et à mesure que je lui restitue les propos entendus, signe chez lui d'une irritation croissante. - Qui d'autre avez-vous mis au courant de cette conversation ? me demande-t-il abruptement. - Mais personne, Majesté, je vous l'assure. D'ailleurs, on ne m'aurait pas cru. Brusquement, le shah se lève et se met à fouler le tapis, comportement dont il se dispense d'ordinaire devant ses visiteurs étrangers. Il s'adresse à moi sur un ton mi-péremptoire, mi-sarcastique : « Oubliez cet entretien. Définitivement. Ce ne sont que des racontars d'antichambre. Lors de son voyage à Téhéran, le président Carter m'a confirmé son entier appui ». Il augmente la cadence de ses allées et venues à travers la pièce ; la tension est à son comble. Il me fait alors cette réponse surprenante destinée à enfoncer le clou : « Ce n'est naturellement pas une chose que je vous autorise à répéter, mais tant que les Américains me soutiendront, mes adversaires pourront dire et faire ce qu'ils voudront, je serai inamovible ». Puis, comme pour se persuader lui-même : « Les Américains ne m'abandonneront jamais ». Il m'accompagne vers la porte et, en me serrant la main, il ajoute, plus détendu, manière de donner le change : « N'ayez aucune crainte ! Je saurai surmonter cette crise. J'en ai surmonté tant d'autres ! » Daniel CLAIRVAUX (Inédit) 20:42 Publié dans HISTOIRE CONTEMPORAINE | Lien permanent | Commentaires (2) | Trackbacks (0) | Envoyer cette note | Tags : iran, téhéran, shah d'iran, mohammad reza pahlavi, ahwaz, suse, william sullivan ambassadeur, jimmy carter, wagner, le vaisseau fantôme

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