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Mohammad Reza Pahlavi, l'apogée : la Révolution Blanche et l'empereur de l'Opep (1960-1975)

Au début des années soixante, l'administration Kennedy souhaite que le shah entreprenne des réformes dans son pays. Ce désir ne prend pas sa source dans un louable philanthropisme, mais dans le souci de faire l'économie d'un soulèvement populaire susceptible d'être récupéré par l'Union Soviétique. En d'autres termes, « encourager la réforme par le haut pour éviter la révolution par le bas. » (Nader Barzin, L'Iran nucléaire, L'Harmattan, 2005, p. 48)

Ici, nous arrivons au cœur du paradoxe : la mentalité américaine est portée à croire que ce qui est valable pour les Etats-Unis l'est aussi sous toutes les latitudes. Ecoutons à nouveau Pierre Salinger : « [...] je suis intimement persuadé que si le Shah d'Iran avait suivi les conseils que lui donna John Kennedy quand il devint président en 1961, la dynastie Pahlavi serait encore sur le trône d'Iran [...] A l'époque, Kennedy tenta de convaincre le Shah qu'il devait entamer la démocratisation de l'Iran, mais le souverain refusa cette idée. Il estimait les principes occidentaux de démocratie inapplicables dans un pays comme le sien et tous les efforts des puissances occidentales pour l'influencer dans ce sens lui apparaissaient comme des tentatives destinées à lui couper les ailes. » (Salinger, p.73)

Nous ne disserterons pas sur cette belle manifestation d'ethnocentrisme, mais le débat est ouvert concernant l'Amérique messianique qui veut imposer au monde la démocratie « clés en mains », sans tenir compte des particularismes culturels et sociologiques. Tout ceci pour dire que le régime du shah, au bout du compte, fut la victime du prurit de réformes. En voulant faire avancer son pays sur la voie de la modernité, à la fois contraint par les Etats-Unis et convaincu lui-même de son bien-fondé, il perdit l'appui des classes sociales, soutiens indéfectibles du trône, les propriétaires féodaux ainsi que les religieux. Certains prétendent que si Mossadegh avait réussi, l'Iran aurait fait l'économie de la révolution islamique ; il est aussi probable que si le shah n'avait pas lancé cette « révolution blanche », censée empêcher une autre sanglante, il aurait conservé le pouvoir, n'en déplaise à Pierre Salinger.

Pour mener à bien ce programme de réforme agraire et lutter contre la corruption, l'administration américaine faisait confiance à Ali Amini, ancien ambassadeur à Washington. Mais la liberté d'action d'Amini risquant de contrecarrer le pouvoir du shah, celui-ci mina ses tentatives, ce qui aboutit à sa démission en juillet 1962. Il fut remplacé par Assadolah Alam, un fidèle janissaire tout à sa dévotion.

Ali Amini avait présenté la première mouture de la réforme agraire avec son ministre de l'Agriculture, Arsandjani. Le Premier ministre mis sur la touche, Mohammad Reza Pahlavi la reprend à son compte et la soumet à l'approbation du peuple par le référendum du 26 janvier 1963. En réalité, il s'agit d'une fusée à plusieurs étages ou à six points (ils seront quinze en 1975) dont la réforme agraire est le moteur. Le premier point le plus spectaculaire vise à briser l'archaïque système féodal ressemblant, selon l'expression de Vincent Monteil, à celui de la Russie des « Ames mortes » de Gogol : la propriété paysanne va être substituée à l'antique fermage et métayage, proches du servage, afin de préparer l'industrialisation de l'Iran en favorisant la création de grandes unités agricoles mécanisées ou de coopératives orientées vers l'exportation. Il s'agit de passer de la rente foncière au capitalisme industriel.

Deuxième point : la nationalisation des forêts et des pâturages. Troisième point : la vente des actions des usines gouvernementales aux coopératives et aux particuliers afin de garantir les fonds investis dans la redistribution des terres. Quatrième point : la participation des ouvriers aux bénéfices des entreprises jusqu'à 20 % des profits. Cinquième point : la réforme de la loi électorale pour permettre le droit de vote des femmes. Sixième point : création d'une « Armée du savoir » où les filles et les garçons ayant terminé leurs études secondaires font un service civil obligatoire de deux ans durant lequel ils enseignent dans les zones rurales afin de lutter contre l'analphabétisme (Mohammad Reza Pahlavi Shah d'Iran, Le Lion et le Soleil, entretiens avec Olivier Warin, Stock, 1976, p. 83-90)

Si le référendum fut approuvé à une large majorité, il se forma contre le shah un front uni cimenté avec les latifundistes, les chefs tribaux et le clergé lésé dans ses intérêts de propriétaire de biens de mainmorte. Le Front National s'opposa aussi au projet. Le droit de vote des femmes souleva un tollé dans le pays, attisé par le chef de file des clercs qui se révéla à l'occasion, Rouhollah Khomeiny. Par fatwa, le religieux s'opposa au référendum, déclarant que la souveraineté nationale est contraire à l'islam. S'agissant de l'égalité entre hommes et femmes, il combattit ce principe, arguant qu'il violait « les préceptes de l'Islam et du saint Coran. » A Qom, la ville où il enseignait la théologie, il enflamma les passions. Des émeutes éclatèrent dans tout le pays, réprimées par la fermeté du Premier ministre Alam. Khomeiny fut arrêté et emprisonné à Téhéran, puis libéré par la mansuétude du général Pakravan, directeur de la Savak.

Khomeiny ne se tint pas coi pour autant et reprit ses fulminations contre le gouvernement d'Ali Mansour quand celui-ci tenta de faire voter au Parlement une loi de « capitulation » étendant aux ressortissants américains le bénéfice de l'extraterritorialité juridique. Cette fois-ci, Khomeiny fut contraint à l'exil et envoyé en Turquie, d'où il émigra en Irak, à Nadjaf, fief chiite. Le compte à rebours de la future révolution victorieuse venait de commencer, alors même que l'on croyait avoir assisté aux derniers soubresauts de l'archaïsme.

Ali Mansour fut assassiné en janvier 1965 par un fanatique des fedayin-é eslam et immédiatement remplacé par son beau-frère, Amir Abbas Hoveyda, un franc-maçon cultivé et polyglotte, issu du parti Iran Novine. Ce mouvement, composé de techniciens et d'économistes, entendait mettre en application la « Révolution blanche » du shah. Hoveyda allait rester treize ans au pouvoir. Pourquoi une telle longévité ? Il se considérait avant tout comme un agent d'exécution des volontés du shah, le « fondé de pouvoir » d'un grand chef d'entreprise.

En 1968, les Britanniques proclamèrent leur intention de se retirer de la zone est du canal de Suez. Le shah annonça qu'il était disposé à les remplacer pour assurer la sécurité de la région. Sur l'île de Guam, le président Nixon allait énoncer les principes de sa doctrine  : les Etats-Unis mobilisés au Viêt-nam étaient prêts à vendre des armes à leurs alliés afin qu'ils assurent eux-mêmes leur sécurité. La passation de pouvoirs eut lieu lors du voyage du président Nixon à Téhéran le 30 mai 1972. Le shah fut enchanté de se voir attribuer le rôle de « gendarme du golfe ». En contrepartie, il demanda de pouvoir acheter auprès des Américains tout l'armement qu'il voudrait. Nixon et Kissinger acquiescèrent : le shah aurait accès aux armes les plus sophistiquées, le nucléaire mis à part. (William Shawcross, Le Shah Exil et mort d'un personnage encombrant, Stock, 1989, p. 170-178)

Chacun y trouvait son compte : d'une part, les Etats-Unis, entraînés dans une guerre, équilibraient leur balance de paiement par les achats iraniens ; d'autre part, l'Iran avait besoin d'un golfe Persique sécurisé afin de vendre son pétrole, et pour ce faire, d'un  armement conventionnel.

C'est en février 1967 que l'Iran annonça son intention d'acheter des armes à l'Union soviétique (Nader Barzin, p. 55), ce qui inquiéta les Américains. Cette volonté d'entretenir des relations commerciales entre les deux blocs, le shah la réitèrera à son ministre et recteur Houchang Nahavandi lors d'un voyage effectué dans les pays de l'Est au printemps 1978 : « Ce sont (les pays de l'Est) des partenaires économiques tout à fait fiables, nous devons faire jouer la concurrence entre les deux blocs. Sans cela, nous n'aurions jamais pu construire le complexe sidérurgique d'Ispahan, l'usine de machines-outils d'Arak, la fabrique de tracteurs de Tabriz... Souvenez-vous du chantage des Américains et de la banque mondiale à propos, justement, du complexe sidérurgique... Ce temps est révolu, fini, je n'accepterai plus aucun chantage, aucune menace. Nous sommes assez forts pour dire non, et ils nous entendront chaque jour davantage... » (H. Nahavandi, Carnets secrets Chute et mort du Shah, Editions Osmondes, 2004, p. 77-78) Le shah fait ici allusion au refus des Américains de fournir en 1965 une aciérie clés en mains à Ispahan qui sera livrée par l'Union soviétique contre du gaz.

Des relations diplomatiques et commerciales furent établies avec la Chine. Rappelons que le dernier chef d'Etat reçu dans l'Iran impérial fut le président Hua Guofeng. Ces échanges infirment l'idée reçue selon laquelle l'Iran était définitivement inféodé aux Etats-Unis. Le shah se voulait, à sa manière autoritaire, un héritier de De Gaulle qu'il admirait fort, un partisan de l'indépendance entre les deux blocs suivant son concept du « nationalisme positif ». Vis-à-vis des Etats-Unis, le contentieux s'alourdissait. Bien loin d'être un vassal docile, le shah recherchait « sa liberté de mouvement ».

Le shah désirait diminuer sa dépendance vis-à-vis des Etats-Unis, tout en assumant son rôle de « gendarme du golfe ». Mais en contrepartie du maintien de la sécurité régionale, il entendait que le pétrole lui soit payé à un prix honorable, les revenus ainsi obtenus lui permettant à la fois de s'acheter l'armement nécessaire à sa nouvelle mission et de conduire son pays vers un haut niveau de développement, cette « grande civilisation » dont il rêvait. Après la conférence de l'OPEP à Téhéran en décembre 1973, le prix affiché du brut quintupla à 11, 8 dollars le baril et les revenus de l'Iran s'accrurent de 1 milliard de dollars en 1972 à 4, 4 en 1973 et 19, 3 en 1974. Corrélativement, le budget de la Défense atteignit des sommets vertigineux, de 844 millions de dollars en 1970 à 9 400 millions en 1977, franchissant la barre des 10 milliards en 1978.

Le 12 octobre 1971, en prélude aux festivités grandioses de Persépolis, devant le mausolée de Cyrus, le shah prononce l'adresse fameuse : « Cyrus, grand roi, roi des rois ! Moi, le Shah-in-Shah d'Iran et mon peuple te saluons [...] Cyrus, devant le lieu de ton repos éternel, nous t'adressons ces paroles solennelles. Dors en paix car nous veillons et veillerons à jamais sur ton glorieux héritage... » Bien qu'il désire faire entrer son pays dans la modernité, il éprouve le besoin de chercher une légitimation de son pouvoir en se rattachant aux fondateurs achéménides de l'empire perse.

Malheureusement, le développement économique initié par la « révolution blanche » n'avait pas livré toutes ses promesses. Une réforme agraire trop brutale avait brisé les cadres sociaux traditionnels et dirigé vers les villes en un exode massif les paysans qui s'étaient endettés pour devenir propriétaires. Dans un pays dirigé avec un autoritarisme pyramidal, il n'existait aucun mécanisme-tampon susceptible d'atténuer les mécontentements sociaux. L'absence de libertés politiques, la répression exercée par la Savak, les rêves de prestige du shah perceptibles à partir de 1974, la création en 1975 d'un parti unique le Rastakhiz (Résurrection), telles sont les principales caractéristiques d'une société bloquée. D'où au début des années 70, la fuite en avant des opposants dans le terrorisme politique, la guérilla urbaine. La moindre décision d'importance relevant du shah, toutes les rancoeurs le prenaient pour cible. (Nader Barzin, op. cit., p. 56-59)

A cause de son programme, le shah s'était mis à dos les différentes catégories sociales : les propriétaires et chefs tribaux lésés par la réforme agraire ; les marchands du bazar réfractaires au modernisme, déstabilisés par l'industrialisation forcée et l'interventionnisme de l'Etat ; les paysans déracinés formant le nouveau prolétariat urbain ; les démocrates sociaux écartés du pouvoir depuis Mossadegh ; les religieux alarmés par le matérialisme croissant ; sans compter les extrémistes de gauche et les communistes luttant contre un pouvoir autoritaire. L'ambassadeur américain en Iran William Sullivan écrira : « Tous ces adversaires de la dynastie Pahlavi, poussés chacun par leur propre ressentiment, étaient disposés à s'unir dans le but négatif de renverser le Shah ». (Pierre Salinger, op. cit., p. 40).

Avec l'augmentation des produits pétroliers, le shah entendait hausser son pays au niveau des cinq premières puissances non atomiques de la planète, ambition parfaitement raisonnable, mais taxée de mégalomanie par les états occidentaux pour lesquels l'Iran devait rester un simple pion sur leur échiquier néocolonial. (Nader Barzin, Ibid.).

La volonté du shah de faire payer le pétrole à son juste prix n'avait pas été appréciée à Washington, non plus que sa décision d'acquérir la technologie nucléaire française en prenant une participation de 10 % dans le capital d'Eurodif (juin 1974). Il s'agissait d'utiliser le nucléaire, au lieu du pétrole, pour la production de l'électricité, avec pour objectif une puissance de 23 000 MW pour le milieu des années 90 (Nader Barzin, p. 72) Les Etats-Unis étaient opposés à ce genre de transfert pour les pays en voie de développement qui pouvaient devenir indépendants du pétrole pour leurs besoins énergétiques, avec le risque d'inversion de l'ordre mondial. Le 2 février 1970, l'Iran a ratifié le Traité de Non-Prolifération des armes nucléaires, ce qui indique que le shah n'envisageait pas un usage militaire de l'atome.

En outre, le shah avait l'ambition de devenir le  leader d'un système de défense régional autonome. Répondant à l'accusation d'être « le gendarme du golfe Persique », il rétorqua au sociologue Ehsan Naraghi : « Moi, j'ai proposé à tous les pays riverains de l'océan Indien un pacte militaire en vue de le neutraliser, c'est-à-dire d'éliminer les forces militaires soviétiques et américaines ». (Ehsan Naraghi, Des palais du chah aux prisons de la révolution, Editions Balland, p. 27)

Pour les Etats-Unis, ce scénario n'était pas envisageable. Et Kissinger, secrétaire d'Etat, devant le Conseil National de Sécurité, en août 1974, s'exclame : «  Si le Shah peut maintenir sa ligne de conduite actuelle en matière politique et pétrolière dans le cadre de l'O.P.E.P., il peut logiquement croire que son influence régionale va aller sans cesse croissant... Arrivera un jour où nous devrons le tester personnellement. Il ne fait pas de doute qu'il poursuit une politique qui lui permettra un jour d'exercer sur nous des pressions telles que nous serions amenés à le considérer comme non-productif, voire contre-productif. Il rêve de transformer son pays en grande puissance, pas tant grâce à notre aide que par le biais de certains aiguillons que pourraient lui fournir ses voisins russes. Certains d'entre nous ici pensent que le Shah doit changer de politique ou on doit le changer.»  (Houchang Nahavandi, La Révolution Iranienne, Editions l'Age d'Homme, Lausanne, 1999, p. 187) Le comte de Marenches, directeur des services secrets français, ayant assisté à une de ces réunions, assure avoir averti le shah des nuages s'amoncelant au-dessus de sa tête : « Les Américains avaient pris leur décision. » (Christine Ockrent Comte de Marenches Dans le secret des princes, p.  248-249)

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