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 AchilleMbembe

Professeur Achille MBEMBE

Cet entretien* accordé en Décembre 1992 par Achille MBEMBE, - alors -Professeur associé d’histoire politique africaine à l’Université de Pennsylvanie, dans l’Etat de Philadelphie à Afrique 2000, la revue africaine de politique internationale de l’ancien Secrétaire Général de l’OUA (Organisation de l’Unité Africaine) Edem Kodjo a retenu notre attention, au vu de tous les dérapages qui semblent encore d’actualité sur le continent noir même si le discours et certaines remarques ont évolué dans le temps et dans l’espace. Dans tous les cas, cela nous a paru opportun de soumettre à votre sagacité, cet entretien conduit par Michel Lobe-Ewane. Une décennie plus tard, les clichés semblent avoir la peau dure.

 

Quelles réflexions vous inspirent les turbulences et les dérapages qui affectent depuis quelques temps, le processus de démocratisation en Afrique ?

Le processus de transition démocratique en Afrique n’est qu’un aspect parmi d’autres, des différentes mutations qui affectent le continent en ce moment. Dans certains pays, il s’agit d’expérience de transition vers le multipartisme. Dans d’autres, c’est la continuation de conflits armés plus ou moins anciens (Libéria, Somalie, Soudan, Angola…). Mais il existe aussi des situations où se déroulent simultanément une libéralisation plus ou moins apparente de la vie politique et un conflit armé : c’est le cas du Mozambique voire de l’Angola. On compte aussi des cas de restauration autoritaire : voyez ce qui passe au Togo. Il y a enfin des situations d’implosion généralisée. Le cas du Zaïre en est une parfaite illustration. Donc une prise en compte de ces diverses trajectoires est nécessaire si on veut analyser ce qui se passe aujourd’hui et comprendre les évolutions futures possibles. Pour revenir plus directement à votre question, on ne peut rien expliquer sans se référer à quelques facteurs essentiels. Le premier facteur est constitué par la crise très profonde qui ébranle les économies locales. Celles-ci sapent les bases matérielles des régimes qui se retrouvent dans l’incapacité de répondre aux demandes sociales auxquelles ils doivent faire face. Par conséquent, la seule réponse qu’ils peuvent apporter à la contestation est la répression. Ensuite, il convient de s’interroger sur la base sociale de ces régimes. On souligne souvent qu’ils n’ont pas de légitimité. Mais si leur illégitimité n’est plus à démontrer, cela ne signifie pas qu’ils ne disposent pas de soutiens internes. Bien souvent même, ces soutiens transcendent les limites d’une ethnie. Il s’agit alors de cliques transethniques qui bénéficient d’appuis locaux et qui souvent ont réussi à préserver leurs soutiens extérieurs. C’est le cas du Togo d’Eyadema et du Cameroun de Paul Biya. C’est également le cas du Kenya de Daniel Arap Moi. Ces cliques ont apparemment gardé le contrôle de l’appareil d’Etat et des organes de coercition, l’armée et la police. Mieux, ils ont conservé entre leurs mains, cet atout essentiel qu’est le pouvoir de l’argent.

 

Face aux crispations et aux affrontements violents auxquels donne lieu le processus de démocratisation, on peut se demander si les Africains étaient finalement prêts pour la démocratie.

A mon avis, ce qui complique la transition démocratique en Afrique, c’est la simultanéité de l’épuisement d’un modèle de régulation politique et sociale ainsi que des bases matérielles qui le soutenaient d’une part, et d’autre part la pression populaire interne qui a abouti au multipartisme. Quant à savoir si les Africains étaient prêts, je ne sais pas si on n’est jamais prêt pour la démocratie. A mon avis, la question ne se pose pas en termes de préparation ou d’impréparation. En réalité, l’enjeu de cette lutte intense est le contrôle des ressources matérielles et financières qui se raréfient à cause des conditionnalités de l’ajustement structurel et de la déconnection de l’Afrique par rapport à l’économie mondiale.

 

Faut-il en conclure que la revendication démocratique en Afrique est avant tout motivée par l’exigence d’une meilleure répartition des ressources rares dont vous parlez, les considérations d’ordre éthique relative à une aspiration à plus de liberté, de justice et de transparence n’étant que secondaires. ?

On trouve de tout dans la revendication démocratique. Il y a également la critique éthique des régimes post-coloniaux ayant gouverné par la corruption et la violation des droits les plus élémentaires de l’homme. Mais on ne peut pas ignorer que l’idée démocratique telle qu’elle a été avancée dans la plupart des pays africains s’accommode plus ou moins bien de la ‘‘politique du ventre’’. La démarche des oppositions africaines, de ce point de vue, s’apparente souvent  au fameux ‘‘ôtez-vous de là que je m’y mette’’. La démocratie dans l’imaginaire de beaucoup d’Africains reste encore une politique purement rentière. En tout cas, le sort de la démocratie en Afrique me paraît lié à la résolution d’une question fondamentale. Il s’agit de réussir la transition qui devra transformer des économies fondées sur la prédation, en économies productives qui permettent de reconnecter continent sur le système mondial.

 

Je reviens sur le terrain de l’éthique, de la morale et de la démocratie. Comment des régimes et des populations habituées à fonctionner dans la fraude et dans le faux, rompus à la duplicité et à la clandestinité, conditionnés pour exister à la marge de la légalité (dans la vie quotidienne, dans la vie économique, dans la vie sociale) pouvaient-ils faire exceptions à la règle de la tricherie généralisée à propos de compétition électorale, mode d’expression par excellence de la démocratie ?

C’est vrai que dans de nombreux pays, il y a une banalisation de la fraude et de la corruption. C’est vrai au Cameroun comme Zaïre, au Nigéria ou ailleurs. Il est en effet difficile d’envisager comment des élections en Afrique auraient pu se passer sans fraudes et sans contestations. Beaucoup de gens pensent qu’une présence plus déterminée d’observateurs internationaux au Cameroun pendant l’élection d’octobre 1992 aurait permis d’endiguer le degré des fraudes comme ce fut le cas en Zambie. Pour les nationalistes panafricanistes, c’est une chose difficile à accepter. Mais je ne pense pas que les élections puissent se dérouler normalement dans la plupart de ces pays, sans un regard extérieur qui contraigne les participants à se conformer à une certaine discipline. Il me semble qu’il devient urgent de repenser la notion de souveraineté pour résoudre cette question.

 

Vous êtes donc favorable à un droit d’ingérence démocratique ?

Certains parlent de conditionnalité, d’autre de droit d’ingérence. Ce qui est vrai, c’est que l’idée même de souveraineté est de plus en plus remise en cause. Pas seulement pour les pays africains, mais également pour les pays industrialisés et notamment sur le plan économique. Aujourd’hui, en Afrique, les programmes d’justement structurel (PAS) constituent une ingérence économique majeure dans la souveraineté des pays. Alors pourquoi pas une ingérence sur le terrain démocratique ?

 

A ce propos, on assiste de plus en plus à une implication directe ou indirecte des Etats-Unis dans le jeu politique africain. Leur prise de position sur le processus démocratique au Togo, au Cameroun, leur implication en Zambie ou en Angola souligne un intérêt accru pour les questions africaines. Comment analysez-vous le rôle des Américains sur le continent ?

En réalité, les Etats-Unis ne sont pas vraiment intéressés par ce qui ce passe en Afrique. Il est évident qu’ils accordent moins d’importance à l’Afrique qu’à la Russie par exemple. Sur le continent, l’Afrique du Sud et l’Afrique australe constituent leurs principaux pôles d’intérêt. Dans un sens, il convient donc de relativiser la volonté de Washington de jouer un rôle hégémonique en Afrique au détriment des acteurs extérieurs-tels que la France- qui y sont présents depuis longtemps. Il faut bien se rendre compte que l’administration américaine ne manifeste pas un grand souci de rééquilibrer le rapport de force sur le continent. Cependant, la politique étrangère américaine n’est pas uniquement le fait du Département d’Etat. Il existe un ensemble d’autres acteurs, notamment privés, des ONG, des associations, des groupes d’intérêts. Ce sont ces organismes qui peuvent jouer un rôle important, par exemple dans la formation des cadres politiques, le soutien apporté à la société civile, la formation civique des populations. On note ici une nette différence avec un pays comme la France. Dans la mesure où la politique africaine de la France, ou ce qui en tient lieu, reste monopolisée par l’Etat français dont on connaît les rapports avec les despotes africains. La France continue d’investir dans une formule étatique épuisée en tournant le dos aux nouvelles forces sociales qui émergent en Afrique. On soulignera par exemple qu’il n’existe pas d’équivalent du NDI (National Democratic Institute) en France.

 

Peut-on cependant considérer que le NDI est une organisation indépendante du pouvoir américain ?

On se trouve là devant l’ambiguïté caractéristique du système politique américain. Le NDI n’est pas un bras séculier du pouvoir américain. Certes, c’est une organisation qui se situe dans le giron des institutions du parti démocratique. Il existe d’ailleurs un équivalent du NDI pour le parti républicain. Mais il est important de noter qu’il y a une longue tradition du lobbying aux Etats-Unis qu’incarne bien ce type d’organisme. Des associations, des corporations, des groupes plus ou moins autonomes se préoccupent de servir d’intermédiaires pour faire valoir des intérêts divers auprès du pouvoir. Ces institutions jouent un rôle de médiation mais cela ne signifie pas que la politique de ces organismes reflète les positions officielles de l’administration américaine.

 

Pourtant lorsqu’on note, dans le cas de l’élection présidentielle du Cameroun, une convergence entre le NDI et l’ambassade américaine sur le constat des fraudes et la condamnation du régime de Paul Biya, on peut conclure que la position de cet organisme reflète bien la position officielle américaine sur le terrain de la démocratie en Afrique.

Mais c’est de cette façon que fonctionne le système américain. Lorsqu’ils sont efficaces, des lobbies à influencer les orientations du Département d’Etat. Peut-être existe-t-il en France, dans l’ombre, ce type de groupe de pression. Mais pour le moment, par rapport à l’Afrique, il s’agirait plutôt de forces défavorables au processus démocratique. Ce qui est évident, c’est qu’il n’existe pas en France d’institutions autonomes opérant dans le champ de la politique africaine qui soient capables d’influencer de façon significative les évolutions futures, en tenant compte de l’émergence des nouvelles forces sociales. La politique de la France reste empêtrée dans la vénalité et le copinage des régimes qui représentent une ère révolue.

 

Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas eu à Paris d’adaptation dans l’approche des problèmes africains face aux bouleversements qui se produisent sur la scène africaine ? Que ce soit à droite ou à gauche, pas ‘‘d’aggionarmento’’, de remise en question ou de renouvellement de la politique africaine de la France.

Il est difficile de comprendre les raisons de cet encroûtement. Lorsqu’on évalue la contribution de la France à la formation des élites africaines et ce que le gouvernement dépense pour attirer et former les étudiants africains, on a des chiffres très faibles comparés aux Etats-Unis par exemple. L’investissement dans les compétences, le traitement des élites intellectuelles africaines, la politique de l’immigration sont autant d’indices qui montrent que la coopération française a cessé d’investir dans l’avenir de l’Afrique et ne préoccupe plus que du maintien des rentes de situation. Ceci s’explique peut-être par la convergence des intérêts de la classe dirigeante africaine avec ceux des milieux politiques, économiques et financiers français. Cet encroûtement, à mon avis, est le résultat de ‘‘l’éthique de la rente’’

 

‘‘Il faudrait qu’on en arrive progressivement à une situation où les hommes politiques admettront que perdre le pouvoir est quelque chose de normal’’

 

 

On a le sentiment qu’en Afrique, la culture politique des élites qui s’affrontaient sur le terrain du multipartisme est imperméable à l’idée d’alternance. Comment s’explique d’après vous, cette donne qui constitue un des principaux obstacles du jeu démocratique ?

Il faudrait qu’on en arrive progressivement à une situation où les hommes politiques admettront que perdre le pouvoir est quelque chose de normal. Que l’on peut perdre le contrôle de l’appareil de l’Etat et se recycler ailleurs sans perdre son statut ni sa dignité. Cela suppose, certes, un changement de mentalité mais surtout un changement dans l’organisation des rapports entre l’Etat et l’économie. 

Votre question nous ramène à l’idée que j’ai avancée plus haut. Il existe peu de ressources. La tendance générale est de les monopoliser et la lutte pour les contrôler est vive et meurtrière. Depuis l’époque coloniale et jusqu’à nos jours, la seule façon d’avoir accès facilement à ces biens matériels est de ‘capturer’’ l’Etat. Pour sortir de ce cercle vicieux, il faudra un jour ou l’autre, qu’on arrive à faire en sorte qu’on puisse s’enrichir sans nécessairement passer par l’Etat. Comment en arriver là ? Je ne sais pas très bien. En tout cas, on ne réussira rien sans un retour à l’investissement productif, sans une économie réellement productive qui pour l’être amplement, doit être reconnectée au système mondial.

 

Pourtant, même sur ce registre, les choses sont loin d’être simples. Ainsi, lorsqu’on observe les politiques de privatisation en cours sur le continent, dont l’objectif affiché est de permettre un retour à une économie productive, force est de constater que la décision de privatiser constitue elle-même un formidable moyen de redistribution et d’enrichissement pour les décideurs, pour ceux qui contrôlent l’Etat. Or, qu’est-ce qui nous garantit que ce retour au privé va déboucher sur un nouveau mode de régulation économique et nous éloigner du modèle de prédation que vous avez décrit tantôt ?

La privatisation est un une idée à la mode. Le problème est que sa mise en pratique se dispense d’une compréhension pertinente de la façon dont les économies africaines fonctionnent.  On nous sert des modèles prêt-à-porter qu’on impose à une réalité organisée différemment. En fait, au lieu de parler de privatisation, on devrait plutôt parler de ‘‘déprivatisation’’. L’Etat est déjà suffisamment privatisé. C’est la privatisation qui jusque-là a été la règle. Lorsqu’on sait comment les économies et les Etats fonctionnent, lorsqu’on observe les rapports entre la bureaucratie et les milieux d’affaires, entre les positions de pouvoir et les positions d’accumulation, la priorité de l’heure devrait être la ‘‘déprivatisation’’. Mais je reviens à ce que je disais. Pour débloquer la situation, il faudrait produire davantage de richesses. Or on ne peut pas produire davantage de richesses aujourd’hui et être compétitif sur le marché international, sans que soit mis en branle un processus d’intensification de l’exclusion. Et dans un sens, la démocratie c’est une manière d’exclure des gens tout en faisant légitimer cette exclusion par ceux-là même qui sont exclus.

 

 

Parmi les forces sociales impliquées dans processus en cours en Afrique, il y a la jeunesse. Certains ont parlé, à propos des jeunes, d’une ‘génération morale’’. Mais la jeunesse africaine est désenchantée, désespérée. Peut-on affirmer malgré tout, qu’elle sortira un jour, victorieuse de cette bataille pour la démocratie ?

L’expression ‘‘génération morale’’ me paraît vraiment déplacée. C’est une vision romantique de ce qui se passe en Afrique mais qui ne correspond pas du tout à ce que les gens vivent. La moralité des contestations qui déferlent sur l’Afrique depuis 1989 est une question qui reste ouverte. Il existe plusieurs moralités de cette contestation. Il y a une immense colère qui sort des villes et des bidonvilles. Est-ce réellement l’expression d’une aspiration à plus de vertu ?

 Cela reste à vérifier. Cela dit, il est exact d’affirmer que les jeunes ont été l’épine dorsale de la contestation.

 

Mais ont-ils les moyens de leur combat ? En ont-ils les moyens organisationnels, intellectuels, politiques voire moraux ? Cette nouvelle génération est-elle prête pour affronter la modernité qui sous-tend l’idée démocratique ?

Les gens luttent contre l’exclusion. Ils veulent avoir une place, s’installer, avoir une maison, une femme, des enfants, avoir accès aux biens de consommation, au bien-être. Or ce n’est plus possible. En tout cas, depuis la fin des années 70, c’est une aspiration de plus en plus difficile à réaliser. Donc les gens luttent pour y arriver et contre les systèmes qui les tiennent ‘‘en dehors de la table’’. Il convient d’insister sur le fait que beaucoup de ces luttes ont des objectifs avant tout prosaïques. Sans que soient exclus les grandes aspirations humaines d’ordre éthique, ce sont avant tout des luttes pour mieux manger. Beaucoup de gens sont menacés de mort et luttent pour leur survie dans un contexte devenu particulièrement difficile. On ne rendra pas service à l’Afrique si on méprise le caractère prosaïque de la contestation démocratique et si on n’élabore pas les réflexions et les solutions à partir de cette donne capitale. C’est ce qui explique aussi que cette contestation est appelée à s’inscrire dans la durée. Tant que ces questions terre à terre et réellement quotidiennes ne seront pas résolues, les gens continueront de manifester, de contester, de protester.

 

Une autre des principales forces sociales qui interviennent aujourd’hui sur la scène africaine aujourd’hui est l’armée. Les gens de troupe sont issus du peuple et souvent partagent les mêmes souffrances. Comment s’apprécie le rôle que joue l’armée dans le contexte actuel, un rôle qui est difficile suivant les pays. Au Togo, elle a revêtu le costume du méchant, en Angola, elle a repris les armes, au Mali on la pare de toutes les vertus du moment qu’elle a renversé le pouvoir et rendu le pouvoir aux civils.

Comme vous le soulignez, il faut tenir compte des spécificités et des trajectoires nationales de chaque armée. Il y a des pays où l’armée est au pouvoir depuis très longtemps ; des pays où il y a eu une alternance entre un régime civil et un régime militaire et vice-versa ; des pays où après une tentative de coup d’Etat, l’armée a joué un rôle pour sauvegarder les institutions dites républicaines. Mais il faut également tenir compte de la composition sociologique de ces armées. Sont-elles composées d’officiers et d’hommes de troupe recrutés dans un seul bloc ethnique ? Quelles sont les influences externes dans leur formation, dans leur fonctionnement, dans leur encadrement et leur organisation ? Cependant, quels que soient les cas de figure, le facteur renvoie lui-même à une donnée constitutive de la gestion du pouvoir politique en Afrique : c’est l’armée qui détient le monopole de la violence. Dans un contexte de pénurie caractéristique et où il n’existe pas d’accord sur les méthodes de résolution des conflits, la violence sert effectivement à opérer les arbitrages. Le dernier mot revient aux militaires qui disposent du pouvoir et des moyens de tuer. Le rôle des armées en Afrique aujourd’hui est à replacer dans cette perspective. D’où l’importance d’accorder une attention aux figures contemporaines de la guerre. Observons ce qui se passe au Sénégal en Casamance, au Libéria, en Somalie, en Angola…

Il y a un groupe social dont on a peu parlé et qui, me semble-t-il, a été plus présent qu’on ne le croit, dans le processus en cours. C’est le paysannat. Son rôle est apparemment assez peu ou mal perçu. D’après vous comment peut-on mesurer le rôle qu’ont joué les campagnes ? On a d’ailleurs tendance à limiter la contestation politique actuelle (ndlr l’entretien a été réalisé en 1993 et donc certains faits voire certaines donnes ont changé voire évolué) à un mouvement urbain. Cela est-il exact ?

Le rôle du paysannat, en effet, est quelque chose de très peu connu et très peu analysé. Je ne saurai vraiment pas dire quelle est la part prise par les couches paysannes dans le processus en cours. Ce qui est sûr, c’est que les campagnes africaines ont connu de profondes transformations. Il s’est produit une recomposition démographique qui a mis sur les routes de l’exode un grand nombre de gens. On  a assisté à un retour de jeunes à la campagne. Il convient de ce fait de relativiser la coupure ville/campagne, que les analystes ont tendance à exagérer. Les rapports entre la ville et la campagne ont été constants et se sont intensifiés depuis les années soixante. A travers divers relais, la médiation des élites, les activités économiques et les différents types de transferts qu’elles impliquent, etc. Cela est particulièrement vrai chez les Bamilékés du Cameroun par exemple. Donc, il n’y a pas de coupure brutale. Ensuite, villes et campagnes ont chacune affecté le mouvement culturel et politique. J’imagine que les paysans ont participé, à leur façon, à ce qui se passe. Mais il n’existe aucune étude spécifique portant sur cette question. Le fait que la crise actuelle frappe les paysans en Côte d’Ivoire par exemple et dans les pays dont l’économie était fondée sur l’exportation du cacao et du café, la chute drastique des prix d’achat aux paysans, la crise des chefferies dans l’ouest du Cameroun attestent de cette tension. Je serais étonné que les paysans, dans une situation aussi dramatique pour eux ne puissent pas exprimer leur mécontentement. Mais c’est vrai qu’on n’a assisté qu’à bien peu de jacqueries.

 

Propos recueillis par Michel Lobe-EwaneAchille

 

 * MBEMBE Professeur associé d’histoire politique africaine à l’Université de Pennsylvanie, dans l’Etat de Philadelphie.

·        Cet entretien date de Décembre 1992

Tag(s) : #Grandes Interviews
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