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IRAN : LA CHUTE DE LA MONARCHIE PAHLAVI

 

CHAPITRE III

 

LA CHUTE DE LA MONARCHIE

Au sujet de ses opposants, le shah commit une erreur de jugement : il crut que les émeutes de 1978 n'étaient que la réédition de celles de 1963 et qu'il réussirait à les mater. Ce qu'il ne comprit pas, c'est que, du point de vue des islamistes, elles étaient dirigées avant tout contre la Constitution de 1906 (Kamrane, Le vingtième siècle iranien, p. 198). Après la chute du régime impérial, Khomeiny précisera les véritables objectifs de la révolution : « La révolution en Iran n'avait pas pour but le renversement du régime monarchique, mais bien de poser les fondements d'une république d'inspiration divine. » (Agence Pars, discours radiodiffusé du 23 mai 1979)

En décembre 1978, la situation est entièrement bloquée. La totalité de la classe politique fait front contre le shah, sommé de déguerpir au plus vite. Les tractations envisagées pour former un gouvernement de dernière chance échouent, avec les compagnons de Mossadegh pressentis que sont Sadighi et Baghaï. Ces opposants historiques posent une condition que le shah ne peut avaliser : son maintien sur le territoire afin de préserver l'unité de l'armée et empêcher l'inévitable rupture des digues.

Bakhtiar qui n'avait pas confiance dans le roi était favorable à l'abdication en faveur de son fils. (Chapour Bakhtiar, Ma fidélité, Albin Michel, p. 147). Mais contrairement à son père qui, en 1941, avait l'âge requis pour accéder au trône du Paon, Reza Pahlavi n'atteindrait sa majorité constitutionnelle que le 31 octobre 1980, à l'âge de vingt ans. Dans cette attente, et conformément à l'article 38 de la Loi  Additionnelle du 8 octobre 1907, la Régence devait être assurée par la Chahbanou, assistée d'un Conseil composé, entre autres, du Premier ministre et des présidents des deux Chambres. En réalité, quand le shah quitte l'Iran le 16 janvier 1979 pour l'Egypte, il laisse derrière lui un vide institutionnel qui ne peut mener qu'à l'extinction de la monarchie.

Le 31 décembre précédent, Chapour Bakhtiar a été nommé Premier ministre par le shah. A proximité des récifs, le capitaine a choisi de quitter le navire en laissant un second institutionnel à la barre. Un Conseil de Régence est formé selon les canons constitutionnels.

Dans ces « vacances » équivalant à un exil humiliant, la shahbanou Farah quitte l'Iran avec son mari et ne peut donc assumer ses fonctions constitutionnelles de Régente. Pourtant la situation politique est loin d'être banale : sur le territoire iranien, dès le 16 janvier, ni le shah, ni la shahbanou, ni le prince héritier, étudiant aux Etats-Unis,  ne sont présents. Ne subsistent qu'un Premier ministre légalement nommé et un Conseil de régence de pure forme.

Au bout d'un certain temps, le shah ne revenant pas, le pouvoir ne pouvait qu'être considéré comme vacant. Quelles étaient donc les intentions politiques de Bakhtiar ? Il faut avouer que dans son livre il reste plutôt flou à ce sujet : « Ma stratégie reposait sur deux principes : essayer de composer avec les mollahs, ne serait-ce que momentanément, et m'appuyer sur l'armée. » (Ma fidélité, p. 139) En clair, il entendait gagner du temps, prendre le clergé de vitesse en engageant les réformes indispensables afin de renverser la vapeur.

Mais ce qui va donner le coup de grâce à la tentative libérale et obscurcir définitivement le discours de Bakhtiar, c'est le ralliement à Khomeiny de l'aile islamiste du libéralisme iranien avec le MLI (Mouvement de Libération de l'Iran) de Bazargan, Premier ministre de l'ayatollah. Ce pont jeté entre les islamistes et les libéraux mossadeghistes est un « geste d'une grande habileté tactique » de la part de Khomeiny, un leurre destiné autant à l'opinion intérieure  qu'internationale (Kamrane, p. 211).


Sur la conférence de la Guadeloupe : 5 janvier 1978

Une semaine avant le sommet prévu entre les dirigeants français, américain, allemand et anglais (Giscard d'Estaing, Jimmy Carter, Helmut Schmidt et James Callaghan), Sadegh Ghotbzadeh, futur directeur de la radio-télévision d'Etat de Khomeiny, est invité à venir au ministère français des Affaires étrangères afin de présenter un exposé sur les intentions de l'ayatollah en cas d'accession au pouvoir. Peu après, l'ayatollah demande à Ghotbzadeh si le président Giscard d'Estaing évoquera le problème de l'Iran à la conférence de la Guadeloupe, sur la base des données fournies par son proche collaborateur : la réponse est positive. Selon Pierre Salinger, la teneur de cette conversation aurait incité Giscard à conseiller à Carter de prendre contact avec l'opposition, les Français ayant décidé pour leur part, au vu des renseignements fournis par leur ambassadeur à Téhéran, Raoul Delaye, d'abandonner le shah (Salinger, Otages, p. 46). Dans ses mémoires, Giscard précise : « Son (de l'ambassadeur) pronostic était pessimiste. Le départ du shah était inévitable, malgré le soutien de l'armée. Il n'y avait pas de formule politique de remplacement. » (Le Pouvoir et la Vie, op. cit., p. 107-108).

Avant la rencontre de la Guadeloupe, le président français, ayant souhaité recueillir l'avis du shah, lui dépêche son représentant personnel, Michel Poniatowski. Ce dernier rencontre le shah le 27 décembre 1978. Le compte-rendu de l'entretien est publié en annexe des Mémoires de Giscard d'Estaing. Poniatowski suggère qu'on peut parfaitement remplacer l'équation américaine « shah = armée = indépendance » par « une autre équation : religieux = armée = indépendance » et il conclut : « Il n'y a pas de raison de croire qu'un régime soutenu à la fois par les religieux et l'armée ait une volonté d'indépendance moins forte. Cependant, celle-ci peut évidemment être ultérieurement remise en cause par une évolution politique défavorable résultant un jour des élections. »

Une autre raison a pu militer en faveur de l'abandon du shah, sa maladie, diagnostiquée dès avril 1974 par le médecin autrichien Fehlinger et confirmée  par les hématologues français, les professeurs Jean Bernard et Georges Flandrin : une leucémie lymphocytaire chronique appelée par euphémisme maladie de Waldenström (sur la maladie du shah, voir W. Shawcross, op. cit., p. 257-283 et Farah Pahlavi, Mémoires, p. 239-265). Au cours des années suivantes, le traitement se poursuivant en catimini, le secret fut bien gardé. D'après William Shawcross, les Américains ne l'apprirent qu'en 1979, peut-être par le Mossad israélien ou les services secrets français, quand la situation politique devint périlleuse pour le monarque.

En tout état de cause, dans ses mémoires, Giscard relate le compte rendu de Poniatowski : « Le shah est malade. Il n'a plus la force de réagir. Il m'a confié qu'il passait des nuits entières sans sommeil.  Visiblement son mal a empiré. Il s'agit d'un cancer, relativement contrôlé jusque-là. Mais, au lieu du calme nécessaire, il vit dans une usure nerveuse incessante. » (op. cit., p. 108). Par ailleurs, le shah demande qu'à la conférence de la Guadeloupe une position collective soit adoptée sur le principe de la non-intervention de l'URSS dans les affaires intérieures iraniennes.

Giscard assure, qu'à la différence du président Carter qui militait pour un abandon du shah, il défendit la position en faveur d'un soutien : « Dans l'immédiat, il faut soutenir le shah car, même s'il est isolé et affaibli, il a une vue réaliste des choses et garde en main la seule force qui existe en dehors des religieux, c'est-à-dire l'armée. Il peut arriver que des difficultés économiques grandissantes modifient l'attitude de la classe moyenne, nombreuse et influente à Téhéran, et rendent possible une initiative politique. » (Ibid., p. 110).

Selon des observateurs tels Houchang Nahavandi et William Shawcross, ce fut en réalité le président français qui intervint avec véhémence pour un abandon du shah qui devait passer la main, l'Iran risquant de s'enfoncer dans la guerre civile au profit des communistes à l'affût ; en outre, si les officiers américains cantonnés sur place prenaient part au conflit, les Soviétiques pouvaient intervenir conformément au traité soviéto-iranien du 26 février 1921 : l'article 6 précisait qu'en cas d'intervention d'une puissance tierce sur le territoire iranien, susceptible de menacer les intérêts soviétiques,  l'Union soviétique était autorisée à pénétrer en Iran afin de faire cesser le danger.

C'est dans l'esprit du traité de 1921 que, le 19 novembre 1978, Brejnev, par l'intermédiaire de La Pravda, avait envoyé un avertissement sans frais aux Américains : « Il doit être clair que toute interférence, surtout une interférence militaire, dans les affaires de l'Iran, Etat limitrophe de l'Union soviétique, serait considérée comme affectant les intérêts de la sécurité... Les événements qui se déroulent dans ce pays constituent des affaires purement internes, et les questions qu'elles soulèvent devraient faire l'objet de décisions prise par les Iraniens eux-mêmes... » A cette mise en demeure d'abandonner le shah qui « a gouverné avec une volonté de fer », les Etats-Unis, par le canal de Cyrus Vance, répondirent par une déclaration de faiblesse : « [...] Les Etats-Unis continueront à soutenir le shah dans ses efforts pour rétablir le calme... Les Etats-Unis n'ont pas l'intention d'intervenir dans les affaires d'un autre pays. Les rapports qui prétendent le contraire sont sans fondement.Washington Post, 20 novembre 1978, cité par Ledeen et Lewis, p. 189-190). » (

Au vu de ces données, il apparaît clairement que le contexte lourd de confrontation Est-Ouest a pesé dans la décision des Occidentaux de ne pas soutenir le shah.

En fait, les dirigeants américains vont se persuader qu'une surenchère nationaliste liée par la sauce fondamentaliste sera un excellent rempart contre l'influence de l'Union soviétique et l'extension du communisme en Iran (Chapour Haghighat, Iran la révolution inachevée, Editions Anthropos, 1980, p. 61). Jimmy Carter, « ce personnage boy-scout », « totalement ignorant des réalités proches et moyen-orientales », selon le jugement du comte de Marenches (Dans le secret des princes, p. 248), ressemblait à un général ne connaissant le terrain qu'à partir des cartes d'Etat-major et condamné à utiliser une stratégie inadaptée.

A la suite de la conférence, le 10 janvier, le président Carter fit porter un message à Khomeiny par l'intermédiaire de son homologue français. Les trois points de la communication étaient les suivants : 1. Le shah allait prochainement quitter l'Iran ; 2. Khomeiny était invité à se monter conciliant avec le gouvernement intérimaire de Bakhtiar pour favoriser la paix civile ; 3. L'armée iranienne pouvait perpétrer un coup d'Etat. (Salinger, p. 47).


La mission du général Huyser

Après la conférence de la Guadeloupe, une mission est confiée au général Huyser, commandant en chef adjoint des forces américaines en Europe, pour presser le départ du shah, neutraliser l'armée iranienne et faciliter l'arrivée de Khomeiny. Ces objectifs furent désavoués d'emblée par son supérieur, le général Alexander Haig, chef de l'OTAN. (Ledeen et Lewis, p. 207) ; H. Nahavandi, Iran Le choc des ambitions, p. 579)

Le général Huyser est reçu  en compagnie de l'ambassadeur Sullivan par le shah qui relate dans ses Mémoires : « Ce qui les préoccupait, l'un et l'autre, c'était de savoir quel jour et à quelle heure je partirais. » (Réponse à l'Histoire, Poche, p. 275).

Il faut mettre au crédit du shah son obsession de ne pas faire couler le sang et de dissuader l'armée de tenter un coup d'Etat, instruction ferme et irrévocable qu'il réitéra  le jour de son départ. A l'aéroport, après avoir signé le firman sur la discipline présenté par le général Gharabaghi, « il (le shah) insiste sur les ordres déjà donnés pour éviter l'effusion de sang. Puis il rappelle : «  Soyez vigilant. Que les commandants des armées ne fassent pas de folies et qu'ils n'entretiennent point l'idée d'un coup d'Etat. » (Gharabaghi, p. 141). En outre, contrairement à la coutume, le shah interdit toute liaison entre lui et l'armée (Ibid., p. 131). Bakhtiar avait recueilli du shah, suivant la lettre de la Constitution, la réalité du pouvoir exécutif. En outre, il avait obtenu du souverain que, désormais, l'armée devait obéir au gouvernement légal, ce qui faisait de lui le commandant des forces armées en lieu et place du shah, changement d'importance pour les Etats-Unis, ce dernier étant censé ne jamais revenir. Il est clair que les Américains ne souhaitaient pas voir rééditer le coup d'Etat de 1953. En exil, le shah respectera cette clause, refusant tout contact avec les militaires qui attendaient un ordre pour agir. Le refus du bain de sang pouvait permettre la survie de la dynastie en la personne de son fils.

Dès contacts eurent lieu entre Gharabaghi et Bazargan, à la demande du général Huyser,  ce que le premier reconnaît (Ibid., p. 164).  Cette initiative est confirmée par le shah (op. cit., Poche, p. 275). Le général Gharabaghi prétendit avoir l'aval de Bakhtiar qui, pour sa part, déclara que le chef d'état-major voulait se couvrir.

Le général Huyser resta un mois en Iran, alors qu'il s'agissait au départ d'une « mission de trois jours ». Arrivé à Téhéran  avant la fuite du shah, il en repartit le 3 février, après le retour de Khomeiny, rencontrant pratiquement tous les jours les généraux iraniens (Ledeen et Lewis, p. 207-212). A M. Nahavandi qui lui faisait part de ses appréhensions quant aux manœuvres de l'Américain, Gharabaghi répondit : « Ne vous inquiétez de rien. Le général Huyser est mon conseiller politique ! » (H. Nahavandi, Carnets secrets, p. 286). Selon l'ancien ministre du shah, Huyser préparait, mandaté par les Etats-Unis et les puissances occidentales, « la constitution d'un gouvernement Khomeiny-Bazargan, d'inspiration islamique, et soutenue fermement par l'armée. »


Le départ en exil

Le shah va donc partir en exil. Mais le fait-il simplement parce qu'il tire les conclusions de  son échec sur le plan politique ou parce qu'il est poussé par une puissance étrangère ?

Certains observateurs allèguent qu'il fut  contraint à la sortie par la maladie, la dépression et, surtout, l'échec de son option politique autoritariste : il ne voulait à aucun prix gouverner avec les libéraux en tant que roi constitutionnel ; voilà pourquoi il refusa la proposition de Sadighi et de Baghaï lui conseillant de rester, mais accepta celle de Bakhtiar militant pour son départ.  (R. Kamrane, Le vingtième siècle iranien, p. 209).

D'après William Shawcross, ce sont les Etats-Unis qui, par l'intermédiaire de leur ambassadeur à Téhéran, William Sullivan, firent savoir au shah fin décembre 1978 qu'ils désiraient son départ (Shawcross, Ibid., p. 32 ; Michael Ledeen, Débâcle, p. 199). Cette démarche est attestée par les Mémoires de Sullivan et du shah. Pour les Américains, il ne représentait plus une option politique crédible. D'après Amir Aslan Afshar, le maître du protocole, le shah ne désirait pas quitter son pays, mais seulement se rendre en Amérique en janvier pour deux mois afin de rencontrer le président Carter, la CIA et des sénateurs, afin de leur faire part de l'enjeu géopolitique de l'Iran. L'ambassadeur Sullivan obtint une autorisation de résidence  à Palm Springs dans la propriété de Walter Annenberg, ancien ambassadeur à Londres. Mais le shah souhaitait une réception officielle, alors que les Etats-Unis, désireux de ne pas s'aliéner les nouvelles autorités iraniennes, s'en tinrent à une visite d'ordre privé. (Shawcross, p. 33)

Dans l'esprit du shah, le séjour en Egypte n'était qu'une escale avant le départ pour l'Amérique. C'est alors qu'il reçut une invitation du roi Hassan II à séjourner au Maroc, villégiature durant laquelle intervint la révolution du 11 février. A ce stade, il ne fut plus question pour les Etats-Unis d'accepter la venue du shah.

De toute évidence, le shah ne reviendrait pas en Iran, son exil ayant été décidé à la Guadeloupe, selon les confidences du général Huyser, mandaté en Iran, non seulement comme représentant du président des Etat-Unis, mais comme celui de l'alliance occidentale. Huyser qui se prévalait des délibérations de la conférence  était en rapport avec le général Gharabaghi, chef d'état-major, qui précise : « [...] le général Huyser devait nous faire savoir que son pays n'accordait plus son soutien au Shahinshah et ajouta que les démocraties occidentales étaient d'accord avec cette nouvelle ligne politique et que pour répondre au désir des masses populaires le voyage de Sa Majesté était nécessaire. Nous en avons conclu qu'il ne s'agissait plus pour Sa Majesté de partir en vacances, mais bien d'un départ en exil. » (Général Gharabaghi, Vérités sur la crise iranienne, La Pensée Universelle, 1985, p. 111).

C'est le 6 janvier 1979, date de la présentation du gouvernement Bakhtiar, que le shah annonce son intention de quitter l'Iran : « Sa Majesté s'adresse aux ministres en ces termes : « ...Je me suis engagé déjà à trouver une solution politique pour la crise...le nouveau gouvernement est formé dans cette optique... je suis fatigué... je dois prendre du repos... si ce repos a lieu à l'étranger, il y aura un conseil de régence... » (Gharabaghi, op. cit., p. 98). Mais on peut considérer que l'annonce officielle du départ du shah pour des « vacances » à l'étranger est faite de Washington le 11 janvier par le secrétaire d'Etat américain Cyrus Vance, démarche politique on ne peut plus significative.

Selon les propres termes du général Rabii, commandant en chef de l'armée de l'air, prononcés devant le tribunal révolutionnaire avant son exécution : « Le général Huyser a jeté le roi hors du pays comme une souris morte. » (Cité par M.R. Pahlavi, Réponse, p. 247)

Les motivations de Bakhtiar

La question reste posée de savoir si Bakhtiar qui avait mis comme condition à l'acceptation du poste de Premier ministre le départ du souverain agissait par nationalisme ou mandaté par les Etats-Unis. Dans Ma fidélité, il met en avant le fait qu'il n'avait aucune confiance dans le shah et entendait éviter d'éventuels complots ou intrigues comme sous le mandat de Mossadegh. Il précise que la demande de départ émanait sans doute aussi des Américains. (op. cit., p. 130-131)

Venons-en maintenant à l'objectif politique de ce Premier ministre ; deux voies s'ouvrent à lui : soit maintenir la monarchie constitutionnelle au profit du Prince héritier Reza, soit abolir le régime impérial et faire proclamer la république. La première hypothèse aurait été envisagée par Bakhtiar selon le témoignage de Aslan Afshar : Khomeiny cantonné à Qom, le shah aurait pu abdiquer en faveur de son fils (cité par H. Nahavandi, Iran Le choc des ambitions, op. cit., p. 578). Pour ce qui est de la république, s'agira-t-il d'une république sociale-démocrate qui, en toute logique, devait avoir la préférence d'un Bakhtiar laïque ; ou d'une république islamique, mais accommodée à quelle sauce ?

D'après Gharabaghi (op. cit.,p 159), Bakhtiar entendait changer la nature du régime et deux modalités se présentaient à lui : la première, celle du référendum pour consulter l'opinion publique ; la seconde, la réunion des Chambres afin de modifier les articles de la Constitution. La dernière solution nécessitait du temps, d'où l'idée de demander un délai de trois semaines à Khomeiny avant son retour en Iran.

Les péripéties qui tinrent du tango politique sont connues : envoi d'une lettre déférente à l'ayatollah Khomeiny le 24 janvier dans laquelle Bakhtiar expliquait que «tout changement [devrait] s'effectuer dans la paix, la sérénité et le calme, et conformément aux critères démocratiques. » ; rejet de cette missive par l'intransigeant ayatollah et annonce de son retour pour le 26 janvier, date anniversaire du référendum sur la « révolution blanche » (la réforme honnie) ; fermeture de l'aéroport de Téhéran ; intention de Bakhtiar de rencontrer Khomeiny à Paris, mais condition émise par ce dernier, la démission préalable du Premier ministre.

La possibilité d'un compromis entre Bakhtiar et Khomeiny est envisagée par la France et les Etats-Unis. Mais  le refus  émane du clergé de Téhéran et des proches collaborateurs de Khomeiny, dont les « mossadeghistes » Forouhar et Sandjabi, ainsi que Bani-Sadr, désireux de ne pas voir leur avenir politique obscurci. Bakhtiar aurait accepté de se soumettre au Conseil de la révolution créé par l'ayatollah en France le 12 janvier 1979 : « Au vu des grèves paralysantes... Bakhtiar se soumit, dans certaines limites, à la sagesse et aux conseils des partisans de l'Imam. Il accepta de se rendre à Paris auprès de M. Khomeiny pour négocier avec lui de vive voix, pour démissionner et recevoir de l'Imam une mission ou une autorisation de former un cabinet jouissant de la faveur de l'Imam sous le contrôle du conseil de la révolution. En deux jours on parvint à un accord dans la consultation et l'échange trilatéral Bakhtiar-Conseil de la révolution-Paris des points de vue. Bakhtiar fait diffuser une déclaration écrite de la main d'un des membres du Conseil de la révolution... qui n'eut pas de suite en raison de la protestation du clergé de Téhéran. » (Gharabaghi, p. 175). Selon M. Navahandi qui prend ses sources dans les mémoires d'Ibrahim Yazdi, le ministre des Affaires étrangères, et de Medhi Bazargan, Bakhtiar aurait proposé à Khomeiny de devenir le Premier ministre d'une république islamique qu'il proclamerait. Bani-Sadr confirmera ces tractations qui n'aboutirent pas. (Nahavandi, Ibid., p. 582)

Ces négociations pour effectuer la transition constitutionnelle du régime impérial à la république confirment la nécessité du délai réclamé par Bakhtiar. Carter appuie Bakhtiar en demandant à Khomeiny d'accorder du temps au Premier ministre, exigence inacceptable aux yeux de l'ayatollah, car considérée comme une ingérence dans les affaires intérieures de l'Iran (Gharabaghi, p.177).

Suite à cet échec, Bakhtiar ordonne la réouverture de l'aéroport de Téhéran, afin d'apaiser les esprits et rétablir le calme. Il est convaincu qu'après un court séjour à Téhéran, l'ayatollah va retourner à Qom à ses études théologiques. Khomeiny regagne sa patrie  le 1er février dans un indescriptible accueil hystérique. Une foule immense de plusieurs millions de personnes accompagne son leader charismatique sur le trajet menant de l'aéroport de Mehrabad au cimetière de Behecht-e Zahra. Conforté par la liesse populaire qui vaut référendum par acclamation, Khomeiny stigmatise « l'illégalité » du gouvernement Bakhtiar : « Je frapperai l'actuel gouvernement à la figure (...) Je ferai passer tous ces gens en justice, devant les tribunaux que je formerai. »

Le 5 février, il désigne comme Premier ministre de son gouvernement provisoire, Medhi Bazargan, allié de la bourgeoisie du Bazar et des religieux, responsable de l'aile islamique du Front National. Le 9, Bazargan présente son programme : préparer une transition pacifique du pouvoir, organiser un référendum pour changer le régime monarchique en république islamique, préparer l'élection d'une Assemblée constituante et d'un Parlement. (Chapour Haghighat, Iran La révolution islamique, p. 21)

La déclaration de neutralité de l'armée : 11 février 1979

La proposition de Carter, transmise à Khomeiny par le canal du président Giscard d'Estaing, était la suivante : en échange d'un départ du shah et de la neutralisation de l'armée impériale, l'ayatollah devait prendre langue avec les militaires, ayant à leur tête le général Gharabaghi. Ce que Khomeiny accepta de faire en leur mandatant Bazargan et l'ayatollah Behechti. L'entente entre les religieux et les militaires était nécessaire pour éviter une subversion communiste. Par ailleurs, en décembre 1978 et janvier 1979, Bazargan entreprend des contacts avec des responsables de l'ambassade américaine à Téhéran : ils parviennent à un accord sur le principe d'un référendum national devant permettre le changement de Constitution, le passage de la monarchie constitutionnelle à la république islamique. (Parham Taubmann, p. 308-311)

Le 28 janvier 1979, Bakhtiar fait une déclaration qui va instiller le doute au sein d'une armée liée par son serment au roi. Il ne craint pas d'affirmer que « la forme du régime n'a aucune importance », se disant disposé à accepter des « élections sur tous les sujets, y compris sur un changement de régime. » (Parham Taubmann, p. 320)

Par ailleurs, il faut garder présent à l'esprit le fait que les conseillers de Carter sont convaincus qu'un régime islamiste soucieux de ses intérêts nationaux sera un excellent rempart contre la propagation du communisme. Dans cette optique, l'administration américaine tente de convaincre les généraux iraniens du bien-fondé d'une république islamique en les incitant à entrer en contact avec Bazargan. Le 7 février, le général Gharabaghi, s'adressant à des élèves-officiers, déclare que l'armée ne doit pas occuper le terrain politique, mais préserver l'intégrité nationale et territoriale Le 9, une réunion secrète a lieu entre entre les représentants de l'ayatollah et la hiérarchie militaire. Bazargan proclame que l'armée veut « la même chose que nous. » (Chapour Haghighat, Iran La révolution islamique, p. 22)

Un grain de sable va empêcher la passation de pouvoir en douceur. Dans la soirée du vendredi 9 février, les soldats de la garde impériale - les Djavidan ou Immortels, en souvenir de Darius - irréductibles fidèles du régime, vont attaquer dans leur cantonnement les Homafar (les soldats de l'armée de l'air) qui ont fait allégeance à Khomeiny et Bazargan. L'expédition punitive va tourner court, les Homafar étant appuyés dans leur résistance par la population, soutenue par les Fedayines et les Moudjahidines. Elle donne naissance à une insurrection qui va embraser Téhéran durant deux jours. Les dépôts d'armes sont pillés, le peuple insurgé se rend maître des bâtiments publics, des commissariats et des casernes. Le lundi 12 février, alors que Bakhtiar a fui, la révolution est déclarée victorieuse. (Chapour Haghighat, op. cit., p. 23)

Le 11 février 1979, le général Gharabaghi réunit à dix heures trente un Conseil Supérieur de l'Armée composé de 27 officiers généraux. A priori, ce Conseil n'a aucune légalité pour prendre des décisions. En l'absence du shah, c'est au Conseil de régence de donner des ordres ou au Premier ministre, chef du gouvernement, auquel l'armée est tenue d'obéir.

L'état-major, partagé entre irréductibles et modérés, va choisir d'accompagner la transition politique afin d'éviter la désagrégation des forces armées, déjà touchées par les désertions des appelés (Chapour Haghighat,op. cit., p. 24) C'est à partir de l'ordre du shah de ne pas faire couler le sang que l'armée s'estime autorisée à proclamer sa neutralité lors des journées révolutionnaires (Gharabaghi, op. cit., p. 241).

En outre,  il ressort de la discussion entre les officiers, rapportée en détails par le général Gharabaghi, que l'armée ne se sent plus tenue de soutenir le gouvernement légal, dans la mesure où Bakhtiar veut proclamer la république : «  [ ...] le général Hâtam, chef additionnel de l'Etat-Major général, déclare : « ...L'Armée se trouve dans une situation toute particulière et ne peut plus entreprendre aucune action. Sa Majesté a quitté le pays et le Premier ministre déclare que l'Empereur ne sera pas de retour. Il y a des mois que la vie est complètement paralysée. Khomeiny veut une république islamique. Le peuple aussi veut la république islamique et lui a déjà donné son soutien. Les déclarations du Premier ministre, y compris sa déclaration d'hier au Sénat amènent à cette conclusion qu'il veut proclamer la république, mais il n'a pas de partisans. On peut penser que la différence c'est de savoir qui va proclamer la république et comment. C'est déjà arrivé en Turquie. Quand de grands conflits opposèrent les partis, l'armée s'est retirée et a fait savoir qu'elle ne s'occupe pas de politique. Elle soutient le peuple. Je propose que notre armée se retire du champ des conflits politiques. » (Ibid., p. 241)

Selon l'ancien chef d'état-major, le général d'armée Fereydoun Djam, écarté par le shah au profit de Gharabaghi, le général Hatam, adjoint au chef d'état-major, déclare « illégal » le gouvernement Bakhtiar. Selon Djam, sur le plan des institutions, « les généraux n'avaient aucun mandat leur permettant de déclarer illégal le gouvernement légal » de Bakhtiar. (Fereydoun Djam, « Le rôle de l'armée dans l'effondrement du régime », article publié en persan dans la revue Neguine, n° 22, USA, 2005 ; cité par Parham Taubmann, p. 330. Le général Djam avait été le beau-frère du shah et était parfois en désaccord politique avec lui. Il avait refusé le poste de ministre de la Guerre dans le gouvernement Bakhtiar, certain qu'il était de son échec) Une telle prise de position relevait de la compétence du Conseil des ministres. De fait, ce Conseil Supérieur des Forces Armées se déroule en présence du seul ministre de la Guerre, le général Chafaghat, mais en dehors de celle du Premier ministre et de son gouvernement. Bakhtiar est informé de la décision par téléphone. (Bakhtiar, op.cit., p. 181) En tout état de cause, le général Gharabaghi, lié par serment au shah, a contrevenu aux ordres formels de son chef, prononcés devant Bakhtiar le 13 janvier 1979 : soutenir le gouvernement légal. Cela s'appelle une trahison.

A l'unanimité, le Conseil proclame la neutralité de l'armée qui, selon Gharabaghi n'équivaut pas à un ralliement (Ibid.).  La distinction est subtile, car cette neutralité entraîne de facto une acceptation de la révolution. En réalité, il s'agit bien d'un ralliement au nouveau régime, fruit des contacts établis avec Bazargan et ses émissaires. Le nouveau Premier ministre, dans une allocution télévisée, « remerciera l'armée pour sa neutralité » et expliquera que le « général Gharabaghi, chef d'état-major, l'a assuré, personnellement et lors d'une rencontre, de son soutien au gouvernement provisoire. » (Ramin Parham Michel Taubmann, op. cit., p. 332)

Selon le chef d'état-major, la responsabilité de cette décision revient à Bakhtiar qui, en exigeant le départ du shah, a provoqué la vacance du pouvoir, a pris des mesures conformes au programme de l'opposition (dissolution de la Savak, libération des prisonniers politiques), sans compter la mauvaise gestion de la riposte à l'insurrection, le manque de fermeté et une politique contradictoire. Pour Bakhtiar, au contraire, l'armée a trahi, n'ayant fait qu'adopter une des solutions proposées par le général Huyser (Ma fidélité, p. 181).

Cette trahison a été mise en œuvre par le général Gharabaghi, en pourparlers depuis longtemps avec Bazargan ; et surtout, par le général Hossein Fardoust, présent à la réunion, compagnon d'études du shah, « chef du bureau particulier de Renseignement. » (Gharabaghi, p. 234) Intime du roi, homme de l'ombre, Fardoust (1917-1987) était un des hommes les plus puissants du pays. En 1961, il devient le numéro deux de la Savak, puis en 1972, prend la direction du Service de l'inspection impériale. Par le biais du « Bureau Spécial du renseignement », il surveille les officiels de haut rang, même les directeurs de la Savak. (Yves Bonnet, VEVAK Au service des ayatollahs Histoire des services secrets iraniens, Timée-Editions, 2009, p. 59-64) Il va accepter de changer de camp et sera l'auteur de la transformation de la SAVAK en SAVAMA, appellation de la police politique du régime islamique. (Bonnet, Ibid., p. 110) Il participera aussi à l'organisation du ministère du Renseignement, le Vevak, et mourra en prison en 1987.

En tout état de cause, le dernier Premier ministre du shah a manqué de deux soutiens fondamentaux : l'armée d'une part ; sa propre famille politique, le Front National héritier de Mossadegh, d'autre part. C'est sur les fonts baptismaux de cette double défaillance qu'a été ondoyée la république islamique. La troisième voie démocratique que Bakhtiar représentait n'a jamais été crédible aux yeux des Etats-Unis, au regard de la possible subversion communiste. Les trente-sept jours de son  gouvernement n'ont été qu'une façade, la réalité du pouvoir résidant déjà chez Khomeiny.

Dès que la chute de la monarchie a été prévisible, les Etats-Unis ont maintenu deux fers au feu, afin de préserver l'unité de l'Etat iranien et favoriser un changement de régime en douceur : entretenir une liaison avec les dirigeants de l'opposition religieuse, soutenir officiellement le gouvernement de Bakhtiar et, avec l'aide de Huyser, garder la haute main sur l'armée. Celle-ci devait rester à l'écart du conflit politique : ne pas tenter de coup d'Etat contre Bakhtiar tant que celui-ci avait des chances de stabiliser la situation ; en cas de défaillance de Bakhtiar, ne pas s'opposer par la force au changement de régime.

Ainsi, le soutien des Etats-Unis au gouvernement constitutionnel de Bakhtiar cessa le 11 février 1979. Le lendemain, la révolution étant victorieuse, le président Carter, lors d'une conférence de presse, déclara : « Nous espérons que les différends qui ont divisé le peuple iranien pendant tant de mois pourront prendre fin. Pendant toute cette période, nous avons été en contact avec ceux qui contrôlent le gouvernement iranien et nous sommes prêts à travailler avec eux.

Nos objectifs consistent, comme par le passé, à assurer la sécurité des Américains vivant en Iran, à réduire l'effusion de sang et la violence, à veiller à ce que l'Iran soit militairement capable de protéger son indépendance et son intégrité territoriale, à empêcher l'ingérence ou l'intervention de toute puissance extérieure dans les affaires intérieures de l'Iran  et à respecter la volonté du peuple iranien. »

Les Etats-Unis étaient donc convaincus que, passée la période de refroidissement diplomatique, les relations bilatérales reprendraient « comme par le passé » en ce qui concerne l'aide militaire, alimentaire ou technologique. Et afin de rassurer les nouvelles autorités de Téhéran face au péril séparatiste ou communiste, « le grand Satan » était disposé à leur apporter son soutien stratégique. (Chapour Haghighat, op. cit., p. 72-73)

Depuis quelque temps déjà, des conseillers de Carter, comme Brzezinski du Conseil national de Sécurité, envisageaient d'un œil favorable une coopération avec l'ayatollah. Conformément à la théorie de la « ceinture verte », le surgissement de régimes islamistes fondamentalistes ne pourrait que contrecarrer l'expansionnisme  soviétique vers les mers chaudes -objectif hérité de Pierre le Grand - et même alimenter une révolution musulmane à l'intérieur de l'empire. Alors le président et ses conseillers, changeant leur fusil d'épaule, crurent dans les vertus d'une « politique d'accommodement, et même de soutien » (Ledeen et Lewis, p. 239)

Dans la mesure où certains responsables ou universitaires américains ne voyaient dans Khomeiny qu'une réincarnation de Gandhi, l'ambassadeur Andrew Young allant jusqu'à le qualifier de « sorte de saint », une haute personnalité pouvait reconnaître : « Nous avons acquis la certitude que le système de gouvernement théocratique adopté par Khomeiny était de bon augure pour les intérêts américains dans la région. » (Ibid., p. 240)

Le postulat majeur de la politique d'accommodement développé par le département d'Etat était le suivant : « Plutôt Khomeiny que les communistes. » (Ibid., p. 259) C'est au nom de ce nouveau réalisme que la Maison-Blanche consentit à expédier des pièces de rechange et des armes à un gouvernement iranien en lutte contre les autonomistes kurdes. En cherchant à s'attirer ses bonnes grâces, les Américains cherchaient à se convaincre qu'ils avaient affaire à un gouvernement comme n'importe quel autre. La politique d'accommodement allait être réduite en miettes lors de la prise de leur ambassade de Téhéran, ce Pearl Harbor diplomatique.

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