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Lecteur de français à l'université d'Ahwaz, (capitale de la province pétrolière du Khouzistan, où se trouve la raffinerie d'Abadan) j'ai eu la chance historique d'être le témoin de l'accouchement de la révolution iranienne qui, en signant l'arrêt de mort d'une monarchie millénaire, enfanta cette république islamique dont elle était grosse.

J'ai assez vite pris conscience, qu'une nouvelle fois, nous allions assister à l'instauration d'un régime infiniment plus autoritaire que celui qui venait d'être renversé : j'en avais, pour prémices, les procès et exécutions sommaires dont les plus emblématiques furent ceux de Hoveyda ; une sorte d'hystérie collective soucieuse de trouver dans la religion la seule réponse valide aux complexités du monde moderne, avec son corollaire, le rejet de la démocratie à l'occidentale ;  un manichéisme sommaire qui faisait de la monarchie en général et du shah en particulier les responsables des maux de l'Iran.


Que le peuple iranien ait pu être manipulé par ses futurs dirigeants, que des nationalistes héritiers de Mossadegh aient effectué des choix politiques aux antipodes de leurs convictions, sans souci des conséquences, voilà qui n'est pas niable. Car si le regard rétrospectif que nous portons sur cette « révolution » nous facilite l'analyse, il n'en reste pas moins que les acteurs de la scène politique iranienne qui furent impliqués dans le processus  auraient dû montrer plus de circonspection. Le seul qui demeura lucide jusqu'au bout et fut attaqué de toutes parts alors qu'il tentait de sauver l'héritage libéral fut Bakhtiar. Mais il fut renié par sa propre famille qui venait de se ranger sous la bannière du totalitarisme religieux, en haine de cette monarchie qui l'avait écartée du pouvoir.

Par contre, la cécité confinant à la sottise de la plupart des gouvernements occidentaux, les Etats-Unis en tête, fut plus surprenante. Des intellectuels aux politiques, tous donnèrent dans le panneau d'un dualisme sommaire qui tendit à faire du shah l'un des dictateurs les plus sanguinaires au monde et de son « challenger », l'ayatollah Khomeiny,  qui rompait des lances avec lui, une émule de Gandhi.

On avait égaré la biographie de ce « nouveau saint », selon l'expression de l'ambassadeur américain Andrew Young. Si on y avait jeté un œil avisé, on se serait rendu compte que ce Moïse des temps modernes venu apporter ses Tables de la Loi n'était qu'un fieffé réactionnaire, misogyne et antisémite, acoquiné depuis longtemps avec la secte terroriste des Frères Musulmans. Les émeutes provoquées en 1963 par Khomeiny contre le droit de vote accordé  aux femmes le rangeaient dans le camp de ce clergé hostile, depuis la révolution constitutionnaliste de 1906, au progressisme social. Ce qu'il ne put accomplir à l'époque, il le réussit magistralement en 1979. Ce fut la revanche de 1906. C'est dire que nous n'étions pas en présence d'un patriarche pacifique qui essayait de conduire son peuple, écrasé par le joug de Pharaon, vers la Terre promise de la Liberté, mais confronté à un Savonarole du XX° siècle, un dictateur théocratique, qui allait bientôt réduire en cendres sur son « bûcher des vanités » la corruption venue de l'Occident.

La plupart des ouvrages écrits à cette époque  compensent le manque  de recul par le récit d'une chanson de geste avec comme seule ligne éditoriale la lutte  du Bien contre le Mal dans son éternelle simplicité. Par ailleurs, sans passer par l'étamine, ils succombent aux sirènes de la propagande de l'opposition qui amplifie les atrocités du régime impérial.

Instruisant un procès uniquement à charge, ce journalisme  pèche par méconnaissance du passé socio-historique de l'Iran ainsi que des véritables enjeux politiques. Il tombe dans le travers de l'adoration unilatérale, la même à laquelle succombent les prosélytes qui se délectent de l'encens des religions totalitaires tandis que les peuples en boivent la cigüe.

Les médias audiovisuels ne demeurèrent pas en reste : en diffusant les interviews et les déclarations de l'ayatollah, ils montraient au monde la grande et simplissime épopée du Bon et vaillant Khomeiny-Ivanhoé allant régler son compte au Méchant et cruel Pahlavi-Jean-Sans-Terre. Ses fulminations lancées d'une terre étrangère contre l'usurpateur pouvaient évoquer les discours d'un De Gaulle exilé à Londres et détenteur d'un morceau de la vraie France. La BBC, émettant en langue persane, relayait en Iran les appels à l'insurrection de l'ayatollah. Ce n'était plus la « radio de Londres » des résistants français, mais un organe de désinformation. La Grande-Bretagne avait l'habitude de promouvoir, afin de contrer des gouvernements arabes nationalistes et laïques, des sectes islamiques : ansi en fut-il avec les « Frères Musulmans » dans l'Egypte de Nasser. Bien sûr, cette dichotomie était exempte de la moindre nuance et circonspection. Le caractère aussi péremptoire que partial des commentaires relevait en fait de la propagande.

Cette ignorance du contexte politique iranien conduisit à cette inversion des valeurs propre aux intellectuels français qui avaient déjà élevé sur le pavois comme progressistes des régimes totalitaires. Ce fut Foucault qui remporta la palme avec l'opposition entre les notions revisitées de l'archaïsme et de la modernité, décernant la première au régime autoritaire mais progressiste du shah, et gratifiant de la seconde un ayatollah réactionnaire. Cette antithèse factice, déconnectée de toute réalité historique, se révéla un pur sophisme.

Comment expliquer ce manque de discernement ? Tout simplement, par l'absence de mise en perspective historique, l'examen critique nécessitant de reconnaître la complexité des situations. Il était tellement plus facile de servir, comme l'a écrit Jean-Claude Guillebaud 30 ans plus tard à propos de la guerre en Afghanistan d'après le 11  septembre, « un grand récit simple et clair comme le Bien et le Mal » (NouvelObsTélé, Couvrir la guerre, 9 août 2008). Trop occupés qu'ils étaient à traquer la moindre violation des droits de l'homme perpétrée par le régime du shah, ces observateurs n'avaient pas cru éclairant de se pencher sur le passé politique de Khomeiny et de chercher à lire ses écrits.

Qu'en résulta-t-il ? Des observateurs, corsetés par la camisole de la pensée unique, commentèrent la saynète des opprimés luttant contre un shah cruel soutenu par les fourbes Américains. Eclos dans le cocon douillet du conformisme intellectuel, ce manichéisme primaire fut servi chaque soir tout chaud à la table familiale. Et Guillebaud de faire référence à une morale médiatique en noir et blanc, comme celle des westerns qui « finit par remodeler la vérité elle-même, et la perception que nous en avons. »

Nous conclurons avec l'historien Pierre Nora : « S'il y a bien deux choses qui ont caractérisé les intellectuels, c'est la lâcheté et l'aveuglement. » De même que ces gobeurs d'idéologies ont applaudi à l'essor du stalinisme, du maoïsme, du « polpotisme », ils ont, en fondant d'admiration devant un faux prophète, par passion et cécité, donné leur caution à l'envol de l'islamisme radical.


Avec cette « révolution islamique », nous avons assisté à la dernière mystification utopique censée accoucher de l'Homme nouveau, après les échecs retentissants du nazisme et du communisme, les jumeaux totalitaires. Les observateurs dont certains avaient dénoncé le caractère fasciste du régime du shah avaient peine à imaginer qu'ils allaient être confrontés à un système pire encore, puisque fondé sur l'idéologie religieuse.

De cette difficulté pour l'esprit de reconnaître ses errements, découle une prise de conscience tardive, consécutive à la réélection contestée du président Ahmadinejad. Jusqu'ici, la plupart des analystes s'obstinaient à considérer le régime iranien comme une dictature classique susceptible de se normaliser sous les coups de boutoir de la société civile. Une étape nécessaire avant de cueillir les fruits de la démocratie. On fait mine de découvrir en 2009 que des opposants sont torturés et violés, comme si ce ne fut pas le lot commun de ce régime dès l'origine. En fait, en dépit des « poteaux indicateurs » historiques (la révolution constitutionnaliste de 1906 et l'expérience Mossadegh), on en vient à penser que, tout compte fait, la démocratie, cette valeur profondément universelle, ne convient peut-être pas aux Iraniens. C'est la religion, composante majeure de leur identité culturelle, qui doit être leur référence obligée.

Le terme de république en a induit plus d'un en erreur ; il renvoie, pour les Occidentaux nourris des catégories de Montesquieu à cette souveraineté exercée par le peuple qu'on nomme démocratie. On oublie volontairement le second terme islamique qui annule le premier (Yann Richard parle d'un « oxymore politique invraisemblable ») et, selon le désir de Khomeiny lui-même, concrétise la primauté de la Charia sur l'universalité des droits humains.

La lutte des factions au pouvoir conduit les experts à analyser cet épiphénomène comme la preuve du caractère démocratique du régime, car susceptible d'alternance, et à en nier la substance théocratique. Dans une certaine mesure, ils le considèrent comme « globalement positif », se gardant bien de le remettre en cause. Comme autrefois pour les régimes communistes supposés être progressistes, ils font l'impasse sur les violations constantes des libertés les plus élémentaires.

Une telle attitude peut s'expliquer par l'absence d'un véritable désir démocratique en Iran, en dépit des rares éclipses dans un ciel vide contemplé par un peuple iranien « déprimé, dès l'enfance, par l'habitude de ne rien espérer », selon l'expression de Mme Pâkravân. L'attitude contre-nature du seul parti qui portait en lui l'espérance démocratique, rallié par lâcheté et ignorance au totalitarisme islamique, n'a fait qu'accentuer cette « névrose de destinée » (fate neurosis selon Feyreydoun Hoveyda) propre à ce peuple de très haute civilisation qui voit à chaque fois, supplice de Sisyphe, le rocher de la liberté retomber avant le sommet. Le parti de Mossadegh a poignardé la démocratie dans le dos, sa responsabilité est entière devant l'Histoire, le coup d'Etat est de son seul fait.

En dépit du mythe proclamé,  les semences dispersées par Mossadegh dans l'inconscient collectif iranien n'ont pas germé. La parenthèse trop courte a été vite refermée. En un siècle, l'Iran qui avait toutes les armes en mains n'a pas réussi à atteindre l'idéal démocratique exprimé pour la première fois en 1906. En la matière, 1979 était l'année décisive pour ce faire. Il se serait alors agi d'une révolution au sens copernicien du terme ; au contraire, par un paradoxe (ou une ruse) de l'histoire, nous eûmes droit à ce qu'il convient bien de nommer une « contre-révolution », un invraisemblable retour au monde de Ptolémée, un totalitarisme ayant la religion pour fondement.

En effet, comme Khomeiny l'a proclamé après-coup : « Nous n'avons pas fait la révolution pour le melon ». L'objectif de la révolution iranienne n'était pas de renverser une dictature et de restaurer les libertés bafouées, mais d'établir le premier gouvernement islamique tel qu'il brilla à l'aube des origines et de l'étendre à l'humanité entière. Pour ce faire, l'Iran des Achéménides et des Sassanides allait servir de champ de manœuvre.


Contrairement à l'avis des experts, nous nous attacherons à montrer que la république islamique n'a été qu'un détour, et non une étape nécessaire sur le chemin de l'espérance libérale exprimée par l'Iran dès le début du XX° siècle par la revendication constitutionnaliste. Ce qu'il faut bien appeler un nouveau totalitarisme, encore inconnu jusqu'ici, ayant la religion pour instrument et bannière, a entravé ce cheminement de l'ombre despotique vers la lumière démocratique en instaurant une théocratie héritée de l'imamat chi'ite.

Dans ce système politico-religieux critiqué par l'historien Ahmad Kasravi comme profondément antidémocratique, le calife des chi'ites n'est pas désigné par la communauté des croyants comme pour les sunnites, mais choisi de facto dans la descendance du Prophète.


En prenant en compte les progrès sociaux et économiques ayant tiré l'Iran de l'ornière du sous-développement,  un homme raisonnable parvient à la conclusion naturelle que l'Iran aurait dû faire l'impasse sur une révolution religieuse destinée à tirer un trait sur sa modernité.

Force est de constater que cette « révolution », censée rétrocéder à un pays l'identité dont il s'estimait privé par la contamination des mœurs occidentales, n'a été qu'un suicide politique librement consenti ; une attirance pour cette servitude volontaire dont parle La Boétie, une fuite en avant où l'émotivité, portée à incandescence, a annihilé la prise de conscience rationnelle.

Le shah n'était pas un meneur d'hommes charismatique. L'émotion était rare chez lui, elle affleura une fois devant le tombeau de Cyrus quand il déclama son panégyrique. Comme un chef d'Etat moderne, il gouvernait avec la raison en s'appuyant sur les données économiques et géopolitiques, en dépit d'une propension à la démesure, mais son pays, depuis la Conférence de Téhéran de 1943, avait été humilié par les puissances occidentales. Il trouva en face de lui un leader ne se souciant nullement d'économie, un démagogue consommé flattant les bas instincts d'une foule avide de réponses simples à son angoisse, avec des relents de xénophobie et d'antisémitisme. Il lui proposait  de résoudre ses problèmes en faisant confiance à la seule religion. Un faiseur de miracles proposait de revenir à l'âge d'or. Raison contre passion, au bout du compte, c'est l'irrationnel qui gagna.

Avec le feu purificateur de Zoroastre, le peuple iranien choisit de détruire les banques, les cinémas, les débits de boisson et autres lieux de débauche, de brûler cette modernité idolâtre qu'on l'avait forcé à adorer, en se réappropriant la toute-puissance magique de la mythologie religieuse.

Au bord du gouffre, hanté par la peur de perdre son identité millénaire, une nation a choisi, dans une transe collective, de renoncer à l'Histoire en remontant le cours de ses origines. Certains pensent que cette révolution religieuse était nécessaire afin de purger l'inconscient collectif du recours à la Loi divine et instaurer enfin cette démocratie que l'Iran cherche depuis un siècle. La transition par le totalitarisme, après des siècles d'autoritarisme, n'est jamais indispensable car le prix à payer est toujours trop élevé.


Copyright Daniel CLAIRVAUX

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